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soleils couchans.., mouvement et souffle qui donnent l’impulsion à tous les êtres pensans, à tous les objets de toute pensée, et qui roulent à travers toutes choses. » Goethe demandait qu’on laissât s’exercer librement sur l’âme de l’enfant l’influence salutaire du mystère et de l’invisible. Ce que Gœthe demande pour l’enfant, Wordsworth le réclame pour l’homme. L’intellectualisme de Godwin, qui l’a enivré un instant, ne lui a laissé maintenant que dégoûts et que mépris. Voici que les sens eux-mêmes ne lui semblent plus dignes de confiance qu’à la condition de n’être pas faussés par le raisonnement. Toute erreur de l’homme, nous dit-il, vient de ce qu’au lieu de sentir, de voir, et d’entendre, il se laisse aller à raisonner sur ce qu’il entend, sent ou voit. Le privilège du poète, c’est bien de voir comme voient les êtres « déraisonnables », « comme s’il était le premier né de la terre et que nul n’avait vécu avant lui. »

On lui vante l’activité de la raison. On lui reproche de négliger les livres, « ces flambeaux légués à des êtres qui sans eux seraient délaissés et aveugles. » Il répond : « L’œil ne peut s’empêcher de voir, nous ne pouvons interdire à l’oreille d’entendre ; notre corps est sensible, en quelque lieu qu’il soit, que nous le voulions ou non. De même, je crois qu’il est des puissances qui spontanément impressionnent notre esprit, que cet esprit qui est nôtre, nous pouvons le nourrir dans une sage passivité. » Voilà, pour Wordsworth, la connaissance normale. Et voici l’extase, qui est une connaissance plus complète. Supposez que « la lumière des sens s’éteigne, mais avec un éclair qui a réveillé le monde invisible. » Ce sera alors « l’état d’âme béni dans lequel le fardeau du mystère, le poids lourd et accablant de tout ce monde inintelligible s’allège. » Assurément un pareil état est rare, et dure peu : « Trop, bien trop étroits sont ces murs de chair… » Du moins devons-nous tendre à nous rapprocher le plus possible de cette connaissance idéale et supérieure.

D’ailleurs, pour Wordsworth, l’extase n’est pas un état morbide. Ce poète robuste n’est pas, comme Coleridge ou comme Thomas de Quincey, un buveur d’opium. Il a une vigoureuse et saine nature, et son aspect est celui d’un paysan du Nord. Lui qui a parlé si magnifiquement des sens, il a ignoré les griseries du palais ou de l’odorat ; il n’a pas laissé, comme Shelley, son âme « se dissoudre » dans le parfum des roses. Il n’a guère eu que des passions intellectuelles. On n’en est que plus frappé de l’entendre parler avec cette dévotion de cette ivresse singulière où l’âme s’absorbe tout entière dans une jouissance, sensuelle après tout, de l’univers physique. L’enfant qui met à son oreille un