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dont le mirage attire le provincial qu’il est. Il y vit de peu, tristement, inquiet de regarder ce monde si nouveau pour lui, qui pique sa curiosité sans toucher son cœur. Puis, et c’est une misère plus grave, le voilà décidément poète : il publie ses premiers vers, son Evening Walk, ses Descriptive Sketches, c’est-à-dire qu’il apprend à connaître l’effort du génie pour réaliser un idéal qu’il n’atteint jamais. Enfin, et surtout, celui qu’on a souvent appelé un quaker poète est en passe de devenir révolutionnaire et rationaliste — à la française.

Un deuxième voyage en France déchaîne le mal. En novembre 1791, il repart, invinciblement attiré par ce pays tendrement aimé. Il y séjourne cette fois plus d’un an, à Paris, à Orléans, à Blois. Il se lie intimement, à Blois, avec le capitaine, depuis général, Michel Beaupuy, un noble cœur, qui lui souffle, en de longues causeries, son enthousiasme révolutionnaire. En présence des volontaires qui partent pour la frontière, le jeune Anglais sent son cœur bondir d’émotion : treize ans plus tard, évoquant ce souvenir dans le Prélude, il écrira encore : « Au moment où j’écris ceci, des larmes me viennent aux yeux… au souvenir des adieux de cette époque, des séparations domestiques, du courage des femmes à l’heure des plus cruels départs, du patriotisme, de l’esprit de sacrifice, et de l’espoir terrestre, mus par une foi semblable à celle des martyrs… Même les défilés d’inconnus, même ces spectacles passagers ont souvent élevé mon cœur et m’ont paru des argumens envoyés du ciel pour prouver que la cause était bonne et pure, que nul ne pouvait se dresser contre elle à moins d’être perdu, abandonné, égoïste, orgueilleux, vil, misérable, volontairement dépravé, à moins d’être le haïsseur têtu de l’équité et de la vertu. » La France et la Révolution l’ont conquis. Elles ne le lâcheront plus.

Notons qu’il ne s’agit pas ici seulement d’une conviction politique, mais bien d’une révolution décisive et complète dans sa façon de voir les hommes et les choses. Jusque-là, c’est lui qui nous l’apprend, « l’homme était resté dans son cœur subordonné à la nature. Celle-ci était sa passion et son ravissement de tous les instans. L’homme n’était pour lui qu’un plaisir accidentel. Son heure n’était pas venue. » Maintenant il a vu de près, et même de trop près, les passions humaines. Il est entré en contact avec l’histoire. Il a connu un homme de notre XVIIIe siècle, un « philosophe » et un révolutionnaire, Michel Beaupuy. Il a recueilli à Paris les échos de la lutte de Robespierre et de Louvet, et, par une nuit d’octobre 1792, seul dans une chambre [1]

  1. Voir le Général Michel Beaupuy, par Georges Bussière et Emile Legouis (Paris, 1891).