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épicurien, une manière d’épicurien protestant, et, d’un mot, la vie a gâté le poète.

Mais Scherer est-il dans le vrai ? Et le Wordsworth de la légende est-il le vrai Wordsworth ? Voici que M. Legouis le conteste et qu’avec une force et une élégance d’argumentation très remarquables, il nous présente un Wordsworth « penseur » et un Wordsworth presque malheureux. N’exagérons rien cependant. Il faut s’y résigner : Wordsworth a été, de 1798 à 1850, date de sa mort, un homme heureux. On ne risquerait même rien à soutenir qu’il a été l’un des hommes les plus heureux de notre siècle. Mais, ce qu’on oublie trop, ce bonheur a été laborieusement conquis. C’est l’œuvre, c’est le chef-d’œuvre de Wordsworth que sa vie. Personne n’a mieux réalisé le mot de Milton : « Si tu veux être poète, quêta vie soit un poème. » Et cette vie, qui a fini en hymne triomphal, a commencé, il faut qu’on le sache, par une lutte acharnée contre la destinée ou contre le démon intérieur. Ce que M. Legouis nous révèle, dans une biographie psychologique très curieuse, c’est la « crise » du poète. C’est l’histoire de la genèse de son génie, histoire qu’il a contée lui-même dans un poème posthume trop peu lu, dans le Prélude. C’est Wordsworth avant Wordsworth.

Cette crise est un drame en trois actes, comme il convient : une enfance heureuse, — une violente tourmente intellectuelle et morale, — une guérison définitive.

Wordsworth, fils d’un modeste avoué du comté de Cumberland, s’est toujours reporté avec délices à ses années d’enfance. A vingt ou trente ans de distance, quand il écrit le Prélude, il aime à revoir, dans le lointain de sa vie, la vaste bâtisse carrée d’aspect sévère qu’habitaient ses parens dans la petite ville de Cockermouth. Il aime à évoquer ses baignades dans certain « petit canal du moulin », ou ses gambades « à travers les jaune bouquets de jacobée fleurie. » Surtout il songe avec reconnaissance aux années décisives qu’il a passées dans son vieux collège de Hawkshead, — et ce trait est caractéristique. Rappelons-nous en quels termes Chateaubriand, qui entrait au collège de Dol l’année même où Wordsworth entrait à celui de Hawkshead, en 1778, se plaint de la peine qu’eut « un hibou de son espèce » à vivre dans « une cage » et à « régler sa volée au son d’une cloche. » La même horreur pour le collège se retrouve, comme le note M. Legouis, chez la plupart de nos romantiques. Hugo parle avec colère du cuistre « chauve et noir » qui faillit l’enlever à son cher jardin des Feuillantines pour l’enfermer dans certaine « grande cour pavée entre quatre grands murs. » Quand Vigny devenu homme cherche les origines lointaines de sa mélancolie,