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Toutes les lettres de Stevenson sont écrites de ce ton, avec un enjouement naïf et subtil. Mieux que ses plus beaux livres, elles nous font connaître l’âme charmante de ce vieil enfant, et nous expliquent son irrésistible attrait sur tous ceux qui l’ont approché. M. Sidney Colvin en a cité plusieurs, dans sa notice ; il en citera d’autres encore, j’imagine, dans le Mémoire que, suivant la pieuse et sage coutume de son pays, il a entrepris d’écrire sur son ami défunt[1]. Mais dès maintenant, et en attendant qu’elles nous permettent de porter un jugement d’ensemble sur la vie et le caractère de Robert Louis Stevenson, l’esquisse posthume de Weir of Hermiston constitue pour nous un document littéraire d’un intérêt capital. L’auteur nous y donne la mesure complète des ressources, et des limites aussi, de son talent créateur. Nous y voyons clairement, par exemple, que malgré tout son effort et sa meilleure volonté, il ne serait jamais parvenu à bien composer un roman, ni à fixer sur un sujet unique l’incessante mobilité de sa fantaisie. Les quatre oncles de Christine tiennent autant de place, dans son livre, que le vieux juge et son fils, interrompant, au grand dommage de l’unité du récit, une action dramatique où ils n’avaient rien à faire. Christine elle-même, l’héroïne, est une poupée banale et sans vie, comme d’ailleurs la plupart des jeunes filles dans les romans de Stevenson : et l’on est même surpris de trouver chez un observateur aussi pénétrant une aussi profonde ignorance des secrets du cœur féminin. Mais avec quelle force il a dessiné, en revanche, la tragique image de ses deux héros, et combien de nuances délicates il a notées dans leurs âmes ! Comme il a su, par quelques touches légères, nous indiquer le contraste de ces deux natures, et en même temps nous faire sentir leur ressemblance foncière ! Conteur délicieux et aimable poète, pour la première fois il s’est montré un grand romancier. Et ce n’est pas sans raison que tous les critiques anglais, d’accord avec M. Sidney Colvin, ont reconnu dans cette œuvre inachevée son véritable chef-d’œuvre.


T. De Wyzewa.


  1. On trouvera, dans un récent recueil de portraits et d’études de M. Edmond Gosse, Critical Kit-kats (Londres, Heinemann, 1896), quelques pages charmantes sur R.-L. Stevenson, que je regrette que le manque d’espace ne m’ait point permis de citer. Avec M. Colvin, M. Gosse était le plus proche confident du conteur écossais.