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Le fragment s’arrête là. Mais nous savons, par la notice de M. Colvin, quelle suite Stevenson comptait donner à l’histoire. Pendant qu’Archie, fidèle à son serment, se tenait éloigné de Christine, un de ses amis, Frank Innés, entreprenait de la séduire : et la jeune fille, légère et coquette, se livrait à lui. Alors Archie, tout à coup, sentait s’éveiller au fond de son âme le terrible instinct de sa race : dans un accès de fureur, il tuait Frank Innes. De nouveau il se trouvait sous la juridiction de son père : mais cette fois le lord clerc de justice ne pouvait plus pardonner. Et le vieillard mourait, de regret et de honte, après avoir impitoyablement condamné son fils.

Archie, cependant, dans le plan de Stevenson, ne devait point mourir à la fin du livre. Les quatre oncles de Christine, — quatre personnages singuliers dont nous avons le portrait dans un des chapitres du fragment, — ayant reconnu son innocence venaient à son secours, le tiraient de prison, et lui donnaient le moyen de s’enfuir en Amérique avec sa chère Christine. Dénouement assez banal, et qui ne saurait en tout cas avoir désormais aucune importance pour nous ; mais pour Robert Louis Stevenson il paraît avoir eu une importance considérable, à en juger par certains passages de sa lettre à M. Barrie.

Celui-ci venait de publier un très joli roman écossais, le Petit Ministre ; et Stevenson lui écrivait, au sujet de ce livre : « Votre histoire aurait dû finir mal ; nous savons tous qu’elle l’aurait dû, et nous vous sommes infiniment reconnaissans de la grâce et de la bonté qui vous ont amené à mentir sur ce point. Si vous aviez dit la vérité, moi en particulier je ne vous l’aurais jamais pardonné. D’après la façon dont vous aviez conçu et écrit les premières parties, un dénouement vrai, pour vrai qu’il fût, eût été un mensonge, ou, ce qui est pis en matière d’art, une fausse note. Si vous voulez qu’un livre finisse mal, il faut qu’il finisse mal dès le commencement : et votre livre commence de manière à devoir finir bien… Je me trouve moi-même dans une situation semblable avec mon roman sur Braxfield. Celui-ci, — dans mon roman il s’appelle Hermiston, — a un fils qui est condamné à mort ; et ma première intention a été de le faire pendre au dénouement. Mais à considérer mes caractères secondaires, j’ai vu qu’il y avait là cinq personnes qui pouvaient (et qui même, en un certain sens, devaient) forcer les portes de la prison et le délivrer. Ce sont de hardis et vigoureux gaillards, qui peuvent parfaitement le faire évader. Pourquoi donc ne le feraient-ils pas ? Pourquoi le jeune homme ne pourrait-il pas s’échapper, émigrer dans un autre pays, et aller vivre heureux avec sa… Mais silence ! Je ne veux trahir ni mon secret, ni mon héroïne. »