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grandes. Mais les gros bataillons, en fin de compte, ce sont les gros écus qui les arment et qui les nourrissent. La richesse est donc devenue, entre les nations modernes, au point de vue militaire, un élément de comparaison essentiel, et, pour celle qui la possède au plus haut degré, d’une supériorité incontestable ; et c’est celle-là, qu’à la surprise générale, on ne pouvait plus disputer à la France. J’avais déjà été témoin à Londres, en juillet 1871, de l’étonnement causé par le paiement facile fait à jour fixe de la première échéance (montant à deux milliards) d’une indemnité que tout le monde avait regardée comme fabuleuse. Personne n’y voulait croire : quel peuple, entendais-je dire autour de moi, que celui qui se relève si vite d’un coup si rudement asséné, et qui se retrouve si riche après avoir tant payé et tant souffert ! C’était au point que le vainqueur paraissait presque dupe de n’avoir pas exigé davantage. Mais depuis lors, les sages mesures financières combinées entre l’Assemblée nationale et M. Thiers, grâce à des sacrifices dont le choix était assez bien fait pour être légèrement supportés, avaient assuré à notre budget, non seulement un équilibre certain, mais une marge annuelle de plus de cent cinquante millions, plus que suffisante pour réparer notre armement. C’était en réalité un vrai trésor de guerre, car c’était le gage préparé d’un emprunt de plus de trois milliards, pouvant être contracté à guichet ouvert, sans qu’il fût nécessaire d’ajouter un sou de supplément à l’impôt. Personne, absolument personne, ne jouissait d’une disponibilité pareille, et les quarante millions de sujets de l’empire constitué à nos portes trouvaient là une compensation, qui, au jour donné, pouvait rétablir l’équilibre. « Savez-vous, disait Henri IV à la veille du coup fatal qui l’emporta, ce qui fait que je suis redoutable au dedans et au dehors et que tous les princes de la chrétienté ont recours à moi ? C’est que j’ai fortifié mes villes, amassé des munitions de guerre en quantité, et que j’ai de l’argent en réserve. »


II

La guerre engagée entre la Russie et la Porte aboutit, on le sait, après la victoire des Russes, à un traité conclu à la porte même de Constantinople et qui modifiait sensiblement l’état territorial de toute la partie orientale de l’Europe. Ces changemens ayant excité chez les autres puissances, notamment l’Autriche et l’Angleterre, de justes susceptibilités, et l’ébranlement causé par la guerre dans les provinces qui en avaient été l’origine ou le théâtre étant loin d’être calmé, un congrès dut se réunir à Berlin, à l’instigation et sous la présidence de M. de Bismarck, pour