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nous empêcher d’y voir une œuvre confuse et disproportionnée, pleine à la fois de lacunes et de développemens inutiles, longue bien au-delà des limites permises, et gâtée encore par un abus fastidieux de divers patois écossais.

Mais aussi Weir of Hermiston n’est-il pas, à proprement parler, un morceau de roman : c’est plutôt une esquisse, la première ébauche d’une œuvre que l’auteur n’eût point manqué ensuite de remanier et de mettre au point, avec la conscience méticuleuse qu’il apportait à ses moindres travaux. Et le plaisir qu’elle nous procure n’est pas, comme celui qui nous vient d’Edwin Drood, un plaisir tout objectif, l’abandon complet de nous-mêmes à la fantaisie du conteur : nous en jouissons au contraire indirectement et par réflexion, en devinant sous ces aventures à peine indiquées la qualité de l’âme qui les a conçues, et, à travers ces chapitres trop longs ou trop courts, en nous représentant l’œuvre vivante, harmonieuse, et belle, qu’avait rêvée Stevenson.


Il avait rêvé de faire de ce roman le plus parfait de ses livres, celui qui porterait témoignage de ses dons de poète et de psychologue. « Rappelez-vous ma prédiction, écrivait-il en décembre 1892 à M. Baxter : c’est ce roman-là qui sera mon chef-d’œuvre ! » Il en avait déjà, à cette époque, fixé le plan général et esquissé les principales figures. « Mon juge-pendeur, écrivait-il à M. Baxter, est dès à présent une très belle chose, et, — jusqu’au point de mon récit où je suis arrivé, — le meilleur à beaucoup près de tous mes personnages. » Mais surtout il avait depuis longtemps arrêté le caractère et la portée qu’il devrait donner à son livre. À côté, au-dessus de ses romans d’aventure, où il ne cessait point de s’employer entre temps, il avait formé le projet d’une œuvre plus littéraire et plus haute, d’une façon de grande tragédie, très réaliste tout ensemble et très pathétique, telle enfin que personne, après l’avoir lue, ne pourrait plus lui reprocher d’être un simple amuseur.

Aussi ce Weir of Hermiston a-t-il été, durant les quatre ou cinq dernières années de sa vie, l’incessant objet de ses préoccupations. Il en parlait dans toutes ses lettres, d’un ton parfois triomphant et parfois découragé : mais toujours infatigable à questionner ses amis sur tel nom, tel endroit, telle particularité locale, sur toute sorte de menus détails d’histoire ou de législation qu’il jugeait nécessaires à la perfection de son œuvre. Flaubert lui-même, peut-être, ne s’est pas plus obstinément documenté pour son roman carthaginois que Robert Louis Stevenson pour cette histoire tout intime d’une famille écossaise.

Mais au lieu de corriger patiemment son texte d’année en année, comme faisait Flaubert, Stevenson préférait le récrire tout entier : car avec ses rêves de perfection formelle c’était surtout, de nature, un