Trébizonde : « Un homme peut marcher très bien et s’égarer, et mieux il marche, plus il s’égare. C’est moins la logique qui manque aux hommes que la source de la logique. Il ne s’agit pas de dire : Les six vaisseaux qui m’appartiennent sont chacun de 200 tonneaux, le tonneau est de 2 000 livres, donc j’ai 2 400 000 livres de marchandises au port du Pirée. Le grand point est de savoir si ces vaisseaux sont à toi ; tu compteras après. » La plupart des hommes comptent avant. A qui de nous n’est-il pas arrivé de faire de profonds et subtils raisonnemens sur une chose qui n’était pas, et d’enfiler méthodiquement des chimères ?
Au lieu de faire des chicanes à M. Paulhan, j’aime mieux le louer d’avoir compris et expliqué le rôle considérable que jouent les contradictions dans la vie de l’esprit, et d’avoir attaché une grande importance à la manière dont chacun de nous se comporte à leur égard. Dis-moi quelle est ta façon de te contredire et comment tu te tires de cette affaire, et je te dirai qui tu es et ce que tu vaux. C’est peut-être là-dessus qu’on fonderait la meilleure classification des esprits. M. Paulhan remarque avec raison que l’intelligence humaine n’est jamais achevée, qu’elle se forme ou se déforme chaque jour, qu’elle n’arrive le plus souvent qu’à des équilibres provisoires, que les idées qui y germent, les croyances, les théories qui s’y développent se combinent rarement en un ensemble harmonieux, que chacune d’elles conserve longtemps son indépendance, qu’elles s’organisent et croissent sans avoir toujours égard à leurs voisines : « Il en résulte des heurts, des déchiremens intimes quand elles viennent à entrer directement en conflit, quand l’esprit, averti sur ce qui se passe en lui, veut rétablir l’harmonie compromise… Mais souvent aussi, l’esprit garde ses contradictions sans en souffrir et même sans s’en apercevoir. » Il ajoute que ce n’est pas seulement l’effet de notre paresse naturelle, « de la gaucherie ou de l’imperméabilité » de notre cerveau, qu’obligés de nous adapter à un monde très divers, nous devenons aussi divers que lui, que comme lui, volontairement ou inconsciemment, nous prenons le parti de nous contredire. On ne vit quelquefois qu’à ce prix, et avant tout il faut vivre.
On a dit que le lapin a sur l’homme le grand avantage de n’être jamais en désaccord avec lui-même. J’en doute un peu, je crois qu’il a ses combats intérieurs, que le secret de toute vie est une contradiction latente. Mais je conviendrai sans peine que lapin de choux ou de garenne, ce rongeur a plus de facilité que l’homme à accorder son instrument, que ses traités de paix sont plus durables, ses équilibres provisoires plus stables que les nôtres. Nous sommes les êtres les plus discordans de l’univers. La complexité de notre nature, les perpétuels conflits de nos sens, de notre imagination, de notre raison, nos penchans innés,