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Puisque aucun doigt de femme aux trous de ma tunique
Ne recoudra le fil habile et diligent,
Avec les ciseaux d’or ou l’aiguille d’argent,
Et puisque pour la nuit ma lampe sera vide,
Le sablier muet et sèche la clepsydre,
Je veux m’asseoir, dans l’ombre, en face de la mer,
Et suspendre à l’autel, hélas ! le glaive clair
Dont, jadis, j’ai conduit, hautain sous la cuirasse
Que sangle au torse nu le dur cuir qui le lace,
Pasteur ensanglanté, le troupeau des vivans !
J’ai connu le cri clair des Victoires au vent
Qui, la semelle rouge et les ailes farouches,
Soufflaient aux clairons d’or l’enflure de leurs bouches
Et dont le pied pesait aux paupières fermées ;
Et las du vain tumulte et des fuites d’armées,
Des bannières gonflant leurs plis sur le ciel noir,
Des réveils à l’aurore et des haltes au soir,
De l’orgueil des vaillans et de la peur des lâches
Et des faisceaux haussant le profil de la hache,
Je suis venu m’asseoir auprès de la fontaine
D’où j’entends résonner dans les blés de la plaine
La flûte de bois peint des faunes roux, et — vers
La grève qui là-bas se courbe, de la mer, —
Gronder dans le ciel rose où s’argente la lune
La conque des Tritons accroupis sur la dune.


LE SATYRE

Homme ! j’entends ta plainte, écoute aussi la mienne
Vois ! j’ai reçu des mains de la Tritonienne
La flûte merveilleuse et le thyrse enchanté,
La grappe de l’automne et les roses d’été
Ont mélangé leur fard au bistre de ma joue,
Le pampre rouge et vert à mes cornes se noue,
Le désir du baiser fit ma bouche lippue.
En moi le dieu qui rit devient un bouc qui pue
Et ma bouche s’ébrèche et mon rire s’édente ;
L’abeille qui bourdonne en la ruche vivante,
Si j’approche, me pique à son aiguillon d’or ;
La poursuite m’essouffle et la halte m’endort ;
Le lierre m’entrave et la branche m’écarte,
L’arc se rompt dans ma main sans que la flèche parte
Et le thyrse brandi se brise à mon poing las ;