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avec les autorités de toute nature, administrations militaires, douanières même, ou forestières, état civil des sujets nés dans les provinces annexées, police des passeports, soupçons réciproques d’inquisition et d’espionnage, tout était, entre nos voisins et nous matière à conflit, et du moindre choc pouvait jaillir une étincelle prête à rallumer le feu qui couvait encore. C’était une suite de relations épineuses et orageuses qu’on ne pouvait ni interrompre ni négliger à volonté. En sus, d’ailleurs, des douze cent mille hommes qu’il pouvait faire sortir de terre à son appel pour la défense de sa conquête, l’illustre fondateur de l’Empire allemand tenait aussi à s’assurer le concours de toutes les puissances continentales, intéressées, suivant lui, à maintenir un état territorial qui ne pouvait plus être mis en question sans causer un trouble général. S’il n’avait pas réussi à obtenir de toutes ces puissances une garantie formelle, comme il l’avait un instant désiré, il espérait parvenir au même résultat par une série de conventions défensives, soi-disant nécessaires dans l’intérêt de la paix commune, et dont l’effet devait être de faire en réalité du traité de Francfort la base et le point de départ d’un nouveau droit public européen. Son but était évidemment (et qui peut dire qu’il ne soit pas parvenu à l’atteindre ? ) de faire en sorte que la France ne pût rien avoir à démêler avec lui sans avoir en même temps affaire à tout le monde.

De plus, outre ces relations incommodes et obligatoires avec un impérieux voisinage, la position centrale de la France lui en imposait d’autres qu’elle n’aurait pu non plus laisser en souffrance. On n’a point impunément plusieurs centaines de lieues de frontières territoriales, bordant des États régulièrement constitués et un littoral d’une étendue égale sur des mers que fréquente la marine militaire et commerçante de tous les pavillons, sans avoir, à toute heure et sur tous les points, des droits à revendiquer, des sujets à protéger, une clientèle politique ou religieuse à défendre, en un mot, des devoirs à remplir dont le caractère est souvent sacré, parce que la vie et le sort de milliers d’hommes y sont engagés. Une nation qui a reçu un tel dépôt ne peut en répudier l’héritage. Ne fût-ce que pour être en mesure d’en prendre soin, la France ne pouvait abandonner la place encore importante, bien que réduite, qui lui appartenait dans le conseil de la société européenne. C’est un droit qu’elle avait exercé et que tout le monde lui avait reconnu, à Londres même en 1871, au lendemain de nos désastres ; ce n’était pas pour le laisser ensuite périmer ou prescrire. L’indifférence systématique et même un peu affectée que la Russie avait professée pour ce qui ne la regardait pas personnellement, et qui, grâce à son éloignement, avait laissé sa