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adeptes passionnés, certaines déformations faciles à prévoir. On peut s’attendre à voir des sculpteurs s’emparer, avec enthousiasme, de ce nouveau genre d’estropiés, et nous les représenter dans leur attitude élégante, brisés en deux morceaux, train d’avant immobile et tendu, train d’arrière fébrile et agité, le cou hors du tronc, la tête hors du cou. Ce sera déjà assez disgracieux si les coureurs gardent leur costume et leur monture, ce serait bien pis encore, si, dépouillant toute parure et quittant leur cheval de fer, ils s’exhibent, en leur nudité disloquée et angulaire, comme les athlètes héroïques d’Olympie ! Mais à Olympie, quand les athlètes combattaient, à Sparte, quand les jeunes filles luttaient, ils étaient nus ; le sculpteur qui les représentait, n’exprimait donc qu’une vérité. Nudités au repos, nudités en action, c’étaient toujours des nudités vivantes, et certaines déformations, moins violentes mais très visibles que les artistes antiques, toujours respectueux de la vérité, se gardaient bien d’omettre, s’y expliquaient naturellement par l’altitude ou les mouvemens. Une Danseuse d’Opéra, déformée par les exercices d’Opéra, se livrant à une gesticulation d’Opéra, ne reste une figure contemporaine et vivante, d’une allure intelligible et d’une étrangeté justifiée qu’en gardant son costume d’Opéra. La vouloir élever, par la nudité complète, à la dignité d’une déesse, c’est lui rendre un triste hommage ; car toutes ces imperfections déplorables qui peuvent se tourner, par les flatteries de l’habillage et la grâce du geste, en attraits d’une provocation sensuelle mais aimable, ne deviennent plus, dans cette nudité idéale, que les contorsions déplaisantes et inexpliquées d’un jeune corps prématurément meurtri, une sorte d’acte d’accusation, net et brutal, contre les pratiques odieuses de la civilisation et de la mode vis-à-vis de l’éternelle nature, mère infatigable d’êtres sains et beaux.

S’il était nécessaire de démontrer que la beauté ou, tout au moins, la vérité harmonique des formes, est nécessaire à la grande statuaire et que les yeux ne sauraient éprouver une jouissance durable et profonde devant le spectacle d’une imperfection plastique qui n’est point justifiée par une nécessité d’exactitude historique ou d’expression morale, la Danseuse de M. Falguière nous apporterait cette démonstration. Etait-ce bien d’un tel artiste qu’on devait l’attendre, et l’auteur du Tarcinus, du Corneille, du Saint Vincent de Paul, du La Fayette, avait-il besoin de nous offrir cette nouvelle preuve d’une virtuosité trop complaisante ? Il nous a lui-même fourni trop d’exemples, plus heureux et plus significatifs, du goût avec lequel il sait traduire, en langage sculptural, toutes les réalités sans ces déplaisantes insistances, pour que nous ne regardions pas, dans sa magnifique carrière, cet étrange