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heureusement habile que celle que venait de tenir la Russie après l’issue malheureuse de la guerre de Crimée. Je sais bien qu’il n’y a pas de comparaison à faire entre les conditions que la Russie avait dû accepter alors de la discrète modération de ses vainqueurs, et l’extrême rigueur de celles que nous avait infligées, le couteau sur la gorge, l’impitoyable conquête allemande. Le calice pourtant que la France et l’Angleterre lui avaient fait boire avait encore une saveur assez amère. Pour le petit-fils et l’héritier de Catherine, se voir interdire jusqu’à la présence d’une marine militaire dans la mer Noire, être réduit à n’entretenir sur ses propres côtes qu’une navigation de commerce ou de plaisance, c’était laisser grever son domaine d’une servitude presque aussi pénible à supporter que l’eût été une spoliation. De plus, c’en était fait de ce haut patronage que, depuis Waterloo et 1815, Alexandre et Nicolas avaient exercé sur toute l’Europe septentrionale. Le gouvernement du tsar eut la sagesse de faire son sacrifice aussi complet que s’il l’eût regardé comme définitif. Enfermé dans une dignité paisible, sans humeur apparente, adonné tout entier à un travail de restauration intérieure, du moment où il avait perdu le premier rôle, il ne chercha pas, par une activité boudeuse et inquiète, à en retrouver un secondaire. Cette attitude de recueillement (c’était le nom que lui donnaient ceux qui avaient le bon sens de s’y maintenir) a duré quinze années sans se démentir. Le monde changeait autour de la Russie et presque à ses portes sans qu’elle semblât s’en apercevoir ; elle ne parut même pas savoir ce qui se passa à Solferino et à Sadowa. Le jour est venu cependant (celui qu’elle avait su prévoir et attendre) où de ces intérêts nouveaux qu’elle avait laissés croître sans y prendre part est sorti un conflit redoutable. Restée libre de tout engagement, elle a pu accorder au plus offrant des combattans un appui dont elle a pris la précaution bien légitime de stipuler le prix ; et c’est ainsi que sans qu’elle eût ni violé un article du traité, ni mis un soldat en campagne, la victoire d’un auxiliaire, malheureusement pour nous trop bien choisi, lui a valu d’un seul coup la restitution complète de tout ce que sa défaite lui avait enlevé.

J’avais assisté moi-même et pris tristement part à cette récompense de la sagesse et à cette réparation tardive de la destinée. Envoyé en 1871 à la conférence de Londres, j’avais dû signer, au nom de la France abattue et du consentement de l’Angleterre désarmée par son isolement, le protocole qui rendit la liberté à la Mer-Noire, permit de relever les murs de Sébastopol et effaça ainsi d’un trait de plume le souvenir de nos victoires de Crimée. Cette expérience instructive faite à nos dépens m’avait trop coûté à constater pour que je n’eusse pas cherché à en tirer la leçon.