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fortement comprimé se redresserait de lui-même. Contre les abus de la force qui passent une certaine mesure, s’élève non seulement du fond des cœurs, mais du sol lui-même une protestation qui, même silencieuse, finit, si elle persiste, par se faire entendre. La justice est lente avenir, et malheureusement toujours imparfaite ici-bas, mais elle s’est montrée souvent dans l’histoire par des traits assez visibles pour qu’il ne soit jamais permis d’en désespérer.

C’est avec ces sentimens mélangés, où l’inquiétude pourtant dominait, que devait être abordé le devoir de conduire dans des voies nouvelles, devenues si hasardeuses, la politique de la France. Si le regard devait toujours être fixé sur le point faible de notre défense désormais soumis à une si redoutable pression, il n’était pas cependant interdit d’espérer que cette situation violente aurait un terme, et qu’un jour plus ou moins prochain, dont Dieu seul connaissait l’heure, viendrait dégager notre patrie de l’étreinte de fer où on l’avait enserrée. Il était permis de hâter l’avènement de cette délivrance de nos vœux : un désir si naturel et si bien justifié par l’excès de gêne qui nous était imposé ne pouvait être dans l’esprit de personne un sujet ni d’étonnement ni de blâme. Il y a des choses qui parlent quand les hommes se taisent, et des sous-entendus que tout le monde entend. Ne pense-t-on plus, ne sent-on plus de même aujourd’hui ? La vivacité de ces impressions de la première heure s’est-elle amortie par l’effet du temps et de ce que le poète a si bien appelé les légères années ? Une génération s’élève qui ne voit que la cicatrice de nos blessures et la trace de nos larmes, ne comprend-elle plus ni nos souvenirs ni nos craintes ? Voit-elle sans émotion, sous une garde étrangère, les lieux témoins de tant de gloire et de souffrances où l’aïeul a tant de fois vaincu, où le père a succombé ? Se trouve-t-elle à l’aise et en sécurité dans la limite étroite et ouverte par de si larges brèches qu’on nous a tracée ? Je l’entends parfois dire, mais j’hésite et j’aurais regret à le croire. Ce serait faire tort à sa clairvoyance plus encore qu’à la générosité de ses sentimens.

Mais comment s’y prendre pourtant pour rester rigoureusement fidèles à la lettre même de nos obligations, pour éviter jusqu’à l’apparence de vouloir, par une agitation impatiente, livrer le repos du monde à de nouveaux hasards, et en même temps, pour mettre la France en mesure de se tenir prête à toutes les chances de l’avenir, et de répondre à tous les appels de la fortune ? Le problème aurait pu paraître impossible à résoudre si nous n’avions eu sous nos yeux une épreuve pareille dont un gouvernement sage venait de sortir à son honneur.

Je ne crois pas, en effet, qu’il y ait jamais eu de conduite plus