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eu l’audace de lui désobéir. Il en fait prendre soixante-sept qui sont, tout d’une voix, condamnés à mort par les cadis bien stylés. On les amène devant le calife, entourés de la troupe hurlante de leurs femmes et de leurs enfans. Il glisse quelques mots à l’oreille de son exécuteur des hautes œuvres, et les condamnés sont entraînés vers la place du marché. Un quart d’heure s’écoule, puis le calife monte à cheval et se rend au lieu d’exécution. Le spectacle qui s’offrait à la vue était terrible. Les Batahin avaient été divisés en trois groupes : les uns étaient pendus, d’autres décapités, aux autres enfin on avait coupé la main droite et le pied gauche. Le calife tourna autour des gibets qui fléchissaient sous le poids des corps, examina les têtes qui avaient roulé loin des torses, et le tas des mutilés écroulés les uns sur les autres et baignant dans leur sang. Slatin, qui était contraint de le suivre dans cette terrible promenade, atteste qu’il ne surprit sur son visage aucune émotion, et que même, à certain moment, il l’entendit risquer une plaisanterie macabre.

Cet homme était pauvre et il est devenu riche. Il ne possédait pour tout bien qu’un âne, et maintenant le tribut d’une immense région afflue dans ses coffres. Il couchait sur la dure et repose aujourd’hui ses membres alanguis sur de moelleux divans. Il peut faire fouetter tout son content des gens dont naguère il était obligé de subir les risées. Il possède un harem mieux pourvu qu’il ne l’avait jamais espéré dans les rêves les plus extravagans de son imagination débridée. Comment, parvenu à une pareille fortune, n’aurait-il pas mis de côté toute modestie ? Comment n’aurait-il pas atteint les extrêmes limites de l’orgueil ? Il croit tout savoir et tout comprendre. Il s’attribue sans hésitation les mérites des autres, et si un émir accomplit une razzia fructueuse, il la doit certainement aux ordres venus d’Omdurman. Un de ses cadis avait un jour comparé l’état passé du Soudan à sa situation actuelle, et mis en parallèle le khédive Ismaïl et le calife Abdullah. Ces propos le courroucèrent. « Je ne permettrai jamais, dit-il, qu’on me compare, moi le descendant du Prophète, au khédive, qui est un Turc. » Et l’imprudent fut déporté à Redjaf, sur le Nil blanc, où il médita tout à loisir sur les dangers de certains développemens littéraires.

C’était aussi par satisfaction d’orgueil qu’il avait retenu Slatin près de lui, et lui avait attribué ses fonctions singulières. Il lui avait dit : « Tu exécuteras mes ordres. Tout le jour tu te tiendras à ma porte avec mes cawass ; le soir, quand je reposerai, tu pourras regagner ta maison. Tu m’accompagneras dans mes sorties, tu marcheras à côté de ma monture. » Il a trop de serviteurs à sa