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misères, sans ça ! » Sans compter que le fil légal est très utile aux enfans, dont on s’occupe vraiment trop peu entre romantiques ou féministes.

Ne fût-ce que pour cette dernière raison, le vieux mariage ne s’écroulera pas de sitôt, même dans la Grande-Bretagne. Il faut admettre seulement que quelque chose a craqué dans l’édifice, et cela, dans presque toute l’Europe. La fêlure est visible, et l’on a accusé à tort le relâchement général des mœurs d’en être la cause. L’institution du mariage a traversé sans encombre des époques où les mœurs étaient cent fois pires que de nos jours, parce que personne ne songeait alors à la discuter au nom des principes et de la « morale ». Violer la loi est une chose, contester sa légitimité en est une autre, et c’est à quoi nous en arrivons pour celle qui nous occupe.

En France même, où il serait absurde de parler de « croisade » contre le mariage, où la plupart des gens ignoraient jusqu’au mot de « féminisme » avant un congrès récent, en France même, on n’a pas entendu impunément d’éloquens écrivains parler sans cesse à la femme de ses droits et jamais de ses devoirs, si ce n’est de ceux qu’elle a envers elle-même. Plus d’une idée est tombée en défaveur qui faisait partie nécessaire de l’ancienne notion de l’union conjugale et plus d’une est maintenant acceptée, admirée, qui est incompatible avec elle. Je n’en veux d’autre témoignage que l’accueil fait au divorce. La rapidité avec laquelle il entre dans les mœurs et sa tendance à devenir très facile indiquent une réconciliation périlleuse entre l’opinion et ce qu’on a appelé la polygamie successive : sans la résistance de l’Eglise romaine, nous serions déjà très loin sur la pente. Institué pour répondre à des exceptions douloureuses et très respectables, pour lesquelles il est impossible de ne pas éprouver de compassion, le divorce est devenu la divinité tutélaire qui préside à la cérémonie nuptiale. Son ombre plane sur la mairie pour encourager les indécis, consoler les mélancoliques, et nous le verrons au premier jour parmi les personnages symboliques des peintures décoratives pour salles de mariages. On pourrait citer d’autres signes de la « fêlure ». Tandis que les Anglaises s’échauffent et déraisonnent, les Françaises donnent, sans crier : gare ! des coups de pioche dans l’édifice. C’est pourquoi il valait la peine d’insister sur une question qui semblait, au premier abord, ne pas nous regarder. Le tapage se fait chez nos voisins ; les dégâts, si l’on n’y prend garde, pourraient bien se faire chez nous.


ARVEDE BARINE.