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conception très haute et presque identique à celle que devait plus tard s’en former le christianisme. Leurs lois avaient en vue les intérêts de la famille, auxquels le jurisconsulte avait sacrifié sans hésitation les commodités de l’individu. A ne considérer que les textes, il en résultait pour l’épouse une dure dépendance. Mais les mœurs s’étaient chargées de traduire les textes : « Ce n’est plus, a écrit M. Paul Gide[1], l’esclave impuissante et opprimée, c’est la matrone, la mère de famille, vénérée des esclaves, des cliens, des enfans, respectée de son mari, chérie de tous, maîtresse dans la maison, et au dehors étendant son influence jusqu’au sein des assemblées populaires et des conseils du Sénat. Les Romains n’avaient pas relégué la femme dans la solitude et le silence du gynécée ; ils l’admettaient dans leurs théâtres, à leurs fêtes, à leurs repas ; partout une place d’honneur lui était réservée ; chacun lui cédait le pas, le consul et les licteurs se rangeaient à son passage… Elle offrait, comme le chef de famille lui-même, les sacrifices aux dieux lares ; elle présidait aux travaux intérieurs des esclaves ; elle dirigeait l’éducation des enfans qui, jusque dans l’adolescence, restaient longtemps encore soumis à sa surveillance et à son autorité ; enfin, elle partageait avec son mari l’administration du patrimoine et le gouvernement de la maison. »

Il est difficile de rêver un plus beau rôle ; mais tout s’achète dans ce monde : la matrone romaine payait la noblesse de sa vie d’une étroite limitation de son « individualité. » Au moment de passer le seuil de sa nouvelle demeure, l’épouse disait à l’époux : « Ubi tu Gaïns, ibi ego Gaïa. Où tu seras Gaïus, je serai Gaïa. » Elle reconnaissait par cette magnifique formule qu’elle acceptait de se laisser absorber, dans une certaine mesure, au profit d’autrui. C’est précisément de quoi les féministes ne veulent plus entendre parler ; elles disent moins poétiquement : — Dans les vieux erremens, « un couple marié est égal à une unité. Il faut qu’à l’avenir il soit égal à deux unités. »

On ne peut adresser qu’un reproche au mariage des temps héroïques de Rome. Ces nobles existences de femmes nous apparaissent vraiment par trop sevrées de sentimens doux. Une autre formule latine explique nettement ce qu’on demandait alors à l’institution du mariage : « C’est l’union de deux vies, la confusion de deux patrimoines, la mise en commun de tous les intérêts temporels et religieux. » Rien de plus. Il était réservé au christianisme de pénétrer de tendresse l’idéal antique, et de réaliser ainsi un modèle d’union conjugale qui ne sera jamais surpassé. Bossuet, qu’on n’accusera pas d’être un sentimental,

  1. Étude sur la condition privée de la femme dans le droit ancien et moderne, et en particulier sur le sénatus-consulte velléien, par Paul Gide.