Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/131

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III

A l’apparition de Jude l’obscur, une revue anglaise dénonça l’existence dans la Grande-Bretagne d’une « croisade contre le mariage, publiquement organisée et faisant rage[1]. » C’est beaucoup dire, et s’effarer par trop après avoir par trop dédaigné les signes de débâcle morale qui éclatent en Angleterre comme partout ailleurs. La littérature inaugurée par l’Histoire d’une ferme africaine représente, en somme, les sentimens d’une faible minorité. Elle n’a d’importance qu’à titre de symptôme, parce qu’elle prouve la ténacité d’un mal qui travaille l’Europe depuis une centaine d’années, et dont les accès ne se compteront bientôt plus. Où ne retrouve-t-on pas sa trace ? En Angleterre, les idées soutenues dans Jude l’obscur sont très anciennes, et M. Hardy ne l’ignore pas, puisqu’il fait dire quelque part à l’un de ses personnages : « C’est du Shelley. » Elles ont été ouvertement prêchées et pratiquées en Allemagne, au début du siècle, par un groupe d’hommes célèbres, Schelling et les deux Schlegel en tête. La Russie a eu sa crise vers 1860, et les pays Scandinaves ne sont pas encore guéris de la fièvre ibsénienne. Quant à la France, j’ai à peine besoin de rappeler qu’il n’est pas un des argumens invoqués par les féministes pour défendre les droits de la passion qui n’ait déjà servi à George Sand. Ce n’est pas Jude, c’est Jacques, qui a écrit les lignes que voici : « Je n’ai pas changé d’avis, je ne me suis pas réconcilié avec la société, et le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions qu’elle ait ébauchées. Je ne doute pas qu’il soit aboli, si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l’existence des enfans qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaînera jamais la liberté de l’un et de l’autre[2]. »

Ce n’est pas à Lyndall, c’est à Fernande, que son fiancé adresse une lettre où on lit : « — Il faut… tout prévoir… La société va vous dicter une formule de serment ; vous allez jurer de m’être fidèle et de m’être soumise, c’est-à-dire de n’aimer jamais que moi et de m’obéir en tout. L’un de ces sermens est une absurdité, l’autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre cœur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes. » Et la fiancée répond : « — Ah ! tenez, ne parlons pas de notre mariage ; parlons comme si nous étions destinés seulement à être amans[3]. »

  1. Blackwood’s Magazine, janvier 1896, article de Mrs Oliphant.
  2. Jacques, par George Sand (1834).
  3. Ibid.