Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/122

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par ignorance ! Je suis sûre que ça arrive à des masses de femmes ; seulement, elles se soumettent, et moi, je me débats… Dans les temps à venir, quand on regardera en arrière, vers les mœurs barbares et les superstitions de l’époque où nous avons le malheur de vivre, je me demande ce qu’on en dira ! » Son mariage avait aussi été une erreur, d’un autre genre, et c’est la seconde faillite de la vieille union conjugale dans le livre de Thomas Hardy.

Jude admire sa jolie cousine d’avoir su conserver son individualité dans l’état de mariage, qui tend à l’effacer chez la femme au profit du mari. « Non, dit-il, vous n’êtes pas Mme Phillotson ; vous êtes la chère Sue, libre, bien que vous ne le sachiez pas. Le mariage ne vous a pas encore annihilée ; il ne vous a pas encore digérée dans son vaste estomac, comme un atome dépourvu désormais d’individualité. »

Il adore cette petite créature si fine, si « vibrante », qui comprend tout, ose tout, et reste sincère dans ses plus grandes inconséquences. Il le lui dit, l’embrasse avec passion, et Sue de s’étonner. Elle lui fait remarquer avec raison que sa conduite n’est pas d’accord avec ses principes religieux, qui lui ordonnent de respecter le sacrement du mariage. Elle, c’est différent, elle ne croit à rien. « Mais vous, un homme si religieux ! Vous êtes moins avancé en théorie qu’en pratique. » Un beau jour, Jude n’y tient plus et s’écrie : « Je me moque de mes principes et de ma religion ! Qu’ils aillent se promener ! » Rentré chez lui, il réfléchit qu’il ferait bien de renoncer à l’Eglise : « Tant qu’il nourrirait ce sentiment défendu, il y aurait de sa part une inconsistance éclatante à poursuivre la pensée de devenir le soldat et le serviteur d’une religion dans laquelle l’amour sexuel est considéré, en mettant, les choses au mieux, comme une fragilité, et, en les mettant au pis, comme une cause de damnation. » Il songeait aussi qu’il était étrange que ses aspirations intellectuelles et spirituelles eussent eu deux fois de suite les ailes coupées par des femmes, et il se demandait avec perplexité, sous l’influence des idées de Sue : « Sont-ce bien les femmes qui sont ici à blâmer, ou n’est-ce pas plutôt notre organisation artificielle qui transforme les instincts naturels normaux en autant de chausses-trapes domestiques, de lacets diaboliques, où se prennent et s’enlizent tous ceux qui voudraient marcher vers le progrès ? »

L’honnête Jude fut ainsi conduit à faire le procès au mariage, source d’impureté et d’iniquité ; à la société, qui a établi le mariage ; et à l’Eglise chrétienne qui le sanctifie. Un soir, il prit ses livres de théologie et de morale, en fit un tas dans le jardin et y mit le feu. « Il était près d’une heure du matin quand la flamme eut achevé de réduire en cendres, avec leurs couvertures et leurs