Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La vieille dame sursaute à cette voix âpre et hostile. Sa fille lui dit à peu près ce qui suit : « Mon mari est parti pour Paris avec une fille de théâtre. Ces petits voyages sont mes seuls bons momens, mes repos, les oasis du mariage. Je n’ai d’autre regret que leur rareté. J’ai été très malheureuse ; mais c’est fini ; je ne retournerai plus avec lui. »

La mère se récrie, invoque le devoir, le scandale, le « péché », le respect des sermens. La fille reprend froidement : « Ma chère mère, j’ai signé sans savoir ce que je promettais, et je n’ai aucun remords du parti que j’ai pris ; il faut que ma vie m’appartienne. La plupart des femmes finassent avec leur mari. Moi, je ne peux pas. Je ne blâme pas celles qui le font ; il en sera de même tant que l’homme exigera de sa femme, comme un droit, ce qu’il est obligé d’obtenir de sa maîtresse comme une faveur ; tant que le mariage sera pour beaucoup de femmes une prostitution légale, une dégradation de toutes les nuits, un joug détesté… Et je suis venue ici pour vous dire, ma mère, que tout est de votre faute. Vous m’avez élevée en imbécile, en idiote, dans l’ignorance de tout ce que j’aurais dû savoir, de tout ce qui regarde la vie d’une femme mariée. Je n’avais aucune idée de ce que signifiait l’union avec un homme ; je m’imaginais que tout finissait avec les paroles du pasteur. Croyez-vous que, si je m’étais doutée de la vérité, tout mon être ne se serait pas révolté contre une pareille intimité avec lui, contre un pareil avilissement de ma personne ? J’aurais attendu, attendu, jusqu’à ce que j’aie trouvé l’homme que j’aurais aimé avec mon corps et avec mon âme, l’homme devant qui j’aurais été sauvée par l’amour, — ou la passion, comme vous voudrez, — de l’horreur et du dégoût qui m’ont fait un cauchemar de la vie conjugale. J’en suis venue à me haïr moi-même, à vous haïr. Pleurez, ma mère, pleurez sur l’enfant que vous avez tuée. Oh ! pourquoi ne m’avez-vous pas étranglée dans mon berceau ? Ces dernières années ont été un long crucifiement, une longue soumission aux désirs d’un homme que j’avais accepté sans comprendre ce que cela signifiait ; chacune de ses caresses,… regardez-moi, voyez quelle ruine je suis… Quand il viendra me chercher, vous pourrez lui dire qu’il me fait horreur, que je frissonne au contact de ses lèvres, de ses mains, de son haleine ; que mon corps tout entier se révolte à son approche, et qu’il m’est arrivé, après qu’il s’était retourné et endormi, d’avoir une telle poussée de haine, que l’envie de le tuer était trop forte ; je me levais et m’en allais pour échapper à la tentation. »

Une troisième héroïne, victime de la même éducation « idiote », se laisse marier à un homme âgé. Ses soupçons s’éveillent le matin même des noces. Elle s’enfuit au sortir de