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n’ignore que la voix de Bebel ne s’est pas perdue dans le désert ; il n’est plus guère de pays où l’abolition du mariage ne figure à l’ordre du jour de quelque groupe socialiste ou anarchiste. Olive Schreiner eut d’abord plus de peine à éveiller des échos dans le public très correct auquel s’adressait son livre. L’idée que le mariage est une institution surannée, ne répondant plus aux besoins de la société moderne, était difficile à faire accepter à une nation qui se pique de puritanisme. Celles des féministes qui l’approuvaient au fond de leur cœur ne se pressaient pas de le dire tout haut. Elles ont pourtant fini par s’y résoudre ; et leurs récriminations ont aussi revêtu la forme de romans à thèse. Les unes, moins radicales ou moins hardies que leur chef de file, s’en prennent aux défauts de l’institution plutôt qu’à l’institution même, et se bornent à réclamer la réforme des mœurs en ce qui touche l’union conjugale. Les autres se prononcent franchement pour l’union libre, et dépassent miss Schreiner en ce sens qu’elles introduisent dans le débat des questions particulièrement répugnantes, qu’on nous permettra de laisser de côté. Toutes veulent faire de la passion la pierre d’angle du foyer domestique, et se montrent irritées contre les traditions issues d’un autre idéal.

Aucune de ces traditions, et cela est naturel, n’est aussi détestable à leurs yeux que l’ignorance où il est d’usage de laisser les jeunes filles sur certaines servitudes du mariage ; aucune n’a été de leur part l’objet d’attaques aussi vives et aussi répétées. Elles s’accordent à y voir une monstruosité, puisqu’on doit à cette ignorance tant de mariages sans amour : jamais une jeune fille, si elle savait à quoi elle s’engage, n’accepterait la vie commune avec un homme sans être entraînée vers lui par la passion. Une de leurs héroïnes s’enferme dans sa chambre, pendant son voyage de noces, pour exhaler « sa terreur, son dégoût et son désespoir. » Elle ôte son alliance, la pose sur la table et s’écrie avec un soupir de soulagement : « Libre ! je suis libre ! mon corps est redevenu ma propriété, et mon âme, et mon cerveau ! Je suis redevenue moi-même, Gwen Waring, une créature qui se respecte, et sans la flétrissure de l’homme sur moi, — mais à quoi bon mentir ? Cela ne répare rien et ne sert qu’à m’avilir. Je ne suis plus libre… Dieu de bonté ! Et les femmes se marient comme elles prendraient une loge à l’opéra[1] ! »

L’époux de Gwen est cependant jeune et aimable ; mais le tout est de savoir ce qu’on attend du mariage, et Gwen ne lui demandait que des « sensations nouvelles. » Il y a eu déception : « Ce

  1. A Yellow Aster, par Iota (pseudonyme de Mrs Mannington Caffyn).