Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 136.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intervention d’aucun fonctionnaire quelconque… Les instincts de l’être humain ne regardent que lui, pourvu que leur satisfaction ne cause de préjudice à personne. La satisfaction de l’instinct sexuel est chose aussi personnelle à tout individu que la satisfaction de tout autre instinct naturel[1]. Personne n’a de compte à en rendre à personne, et nulle n’a droit de s’en mêler sans y avoir été invité… Au cas d’incompatibilité, de désillusion ou d’antipathie entre les conjoints, la morale ordonnera de dénouer un lien devenu contraire à la nature, et par conséquent immoral… Aucun esprit réfléchi ne nie plus que la forme actuelle du mariage réponde de moins en moins à son objet ; et l’on voit des gens qui ne sont pas disposés, pour le reste, à transformer notre état social, réclamer la liberté du choix en amour, et, au besoin, la liberté de rompre les relations établies. »

Le livre auquel j’emprunte ces citations en est à sa vingt-cinquième édition allemande et a été traduit en douze langues. Il a conquis à la cause socialiste bien des cœurs féminins.

Ce ne sont pourtant pas les socialistes allemands, comme on pourrait être tenté de le croire, qui ont inoculé aux Anglaises leurs théories romantiques sur la supériorité morale de l’amour libre. Il y a eu rencontre, et non emprunt ou imitation. Presque au même moment où le livre de Bebel paraissait en Allemagne, une toute jeune fille, miss Olive Schreiner, publiait à Londres un roman écrit dans l’Afrique du Sud et intitulé : l’Histoire d’une ferme africaine[2]. Une héroïne presque enfant y développe à un adolescent abasourdi les idées que je résume ici : « Que ne suis-je l’une de celles qui naîtront dans l’avenir ! alors, peut-être, naître femme ne sera plus naître avec une flétrissure. Nous sommes maudites depuis l’instant où nos mères nous mettent au monde jusqu’à celui où l’on nous enveloppe dans notre linceul. Ce n’est pas ce qu’on nous fait, c’est ce qu’on fait de nous qui nous blesse et nous nuit. Le monde dit à l’homme : Travaille, et, selon que ton bras sera fort, que tu posséderas la science, tu obtiendras tout ce que ton cœur désire. Il dit à la femme : Tu obtiendras les mêmes choses que l’homme, mais par d’autres moyens. Ni la force, ni la science, ni le travail ne te seront d’aucun secours ; une jolie tournure aide plus une femme dans la vie que toute la science de la terre. Alors, nos parens nous façonnent tendrement pour notre fin maudite. Ils nous apprennent à ne pas gâter notre teint, à ne pas chiffonner notre jolie toilette ;

  1. Souligné dans l’original.
  2. The story of an african farm. Les premières éditions ont paru sous le pseudonyme de Ralph Ivon.