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Aussi est-ce en Angleterre[1], sous l’aiguillon de souffrances intolérables, que le mouvement féministe a pris une réelle importance. Il y est devenu un large courant avec lequel le parlement est obligé de compter, et qui roule pêle-mêle des idées pratiques et des utopies, de justes ambitions et des théories dangereuses. Il veut tout, réclame tout : ouverture des carrières, droits civils et politiques, égalité des deux sexes devant la loi et la morale, indépendance absolue de la femme. La gauche du parti a ajouté au programme, malgré les vives protestations des modérés, l’abolition du vieux mariage et son remplacement par l’union libre, la seule qui assure à la femme la pleine et entière disposition de sa personne. Ce dernier article est loin d’être nouveau ; nous en avons eu les oreilles rebattues il y a plus d’un demi-siècle. On verra tout à l’heure que les vénérables rabâchages de nos romantiques sur les droits de la passion ont à peine changé de physionomie en s’habillant à l’anglaise.


I

La thèse de l’union libre a été exposée très nettement par le fameux socialiste allemand Bebel dans son grand ouvrage sur la Femme et le Socialisme[2], qui date de 1883. Il s’y trouve un chapitre intitulé la Femme dans le présent, dont voici le début : « Platon remerciait les dieux de huit bienfaits… Le premier, de l’avoir fait naître homme libre et non esclave ; le second, de l’avoir fait naître homme et non pas femme. » La prière du matin des juifs exprime une idée analogue : « Louange à Dieu, notre Seigneur et le Seigneur de tout l’univers, de ce qu’il ne m’a pas fait femme. » Les juives disent à cet endroit : « Louange à Dieu… qui m’a faite selon sa volonté. » Le chapitre suivant s’appelle la Femme dans l’avenir. « La femme de la nouvelle société, écrit Bebel, sera indépendante, socialement et économiquement ; elle ne sera plus soumise même à un semblant d’autorité et d’exploitation ; elle sera placée vis-à-vis de l’homme sur un pied de liberté et d’égalité absolues ; elle sera maîtresse de son sort. » Toutes les carrières lui seront ouvertes aux mêmes conditions qu’aux hommes. Elle fera les mêmes études, jouira des mêmes plaisirs, de la même liberté en amour. « Elle recherchera en mariage ou se laissera rechercher, et elle n’aura égard qu’à sa seule inclination en concluant son union. Celle-ci sera un contrat privé, sans

  1. Je ne m’occupe que de l’Europe. Pour tout ce qui touche l’Amérique, je renvoie le lecteur aux articles si remarquables publiés ici même par Th. Bentzon : les Américaines chez elles.
  2. Die Frau und der Socialismus.