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l’importance, la direction de l’effort à faire. À ces objections, nous répondrons par un exemple vulgaire. Observons une personne qui apprend à jouer du piano : dans les premiers temps, on lui voit très clairement faire un premier raisonnement pour déterminer le nom de la note marquée sur la portée, un second raisonnement pour trouver sur le clavier la touche correspondant à cette note ; ces deux raisonnemens sont alors parfaitement consciens et l’élève s’entoure de tous les renseignemens que peuvent lui fournir la vue, le toucher, l’ouïe pour contrôler ses premiers essais. Il regarde la portée, puis, son œil quittant la page, il regarde le clavier, il regarde ses doigts, il enfonce la touche, et, à l’oreille, reconnaît s’il s’est trompé ou non. Toutes ces opérations réclament une attention très soutenue, très fatigante. Deux ou trois ans après, quand l’élève a pris pleine possession de son instrument, il ne regarde plus que les notes ; sans aucun raisonnement, il trouve du premier coup la touche correspondant au signe donné, et il enfonce cette touche sans même regarder ses doigts. S’il est bien doué, il arrivera même, comme la plupart des compositeurs, à lire à première vue une partition où douze ou quinze parties sont écrites en clefs différentes ; à discerner, sans y penser, la phrase mélodique principale, l’harmonie essentielle, et à exécuter le tout dans le mouvement. Certaines organisations privilégiées, comme Liszt et Saint-Saëns, liront au besoin et réduiront au piano, à première vue, la partition mise à l’envers.

Donc, par un mécanisme que nous ne connaissons pas, mais dont nous ne pouvons contester la réalité, tous les raisonnemens, consciens à l’origine, deviennent, par l’effet de l’habitude, inconsciens, et les actes qu’ils déterminent en nous s’exécutent alors automatiquement[1].

Il suffit d’observer un enfant nouveau-né pour voir que, dès les premières heures de sa naissance, il entreprend, sur le monde où il vient d’entrer, tout un système d’expériences du même genre. Il cherche à toucher tout ce qu’il voit, à regarder tout ce qu’il touche, à porter à sa bouche tout ce qu’il touche et tout ce

  1. J’ai pu suivre sur moi-même cette transformation du raisonnement conscient en inconscient. Je voulais jouer sur l’harmonium une partie d’alto écrite en clef d’ut 3e ligne, laquelle m’est peu familière. Il me fallut une attention extraordinaire et extraordinairement fatigante pour pouvoir en venir à bout pendant les dix ou douze premières mesures. Soudain, il y eut, en moi comme une sorte d’enclenchement et j’exécutai ma partie comme si elle eût été écrite en clef de sol ou de fa. De temps en temps, néanmoins, il se produisait un déclenchement qui exigeait un nouvel effort d’attention consciente. Au bout d’un certain temps, j’exécutais ma partie sans effort cérébral.