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épigraphe : « Le peuple, force efficiente de l’œuvre d’art. » — « Pour que l’artiste, écrit encore Wagner, crée une œuvre grande et vraiment artistique, il faut que nous tous nous y collaborions avec lui. La tragédie d’Eschyle et de Sophocle a été l’œuvre d’Athènes[1]. » Wagner va même jusqu’à dépersonnaliser, ou peu s’en faut, le pouvoir créateur de l’œuvre d’art. Il ne craint pas d’en dépouiller l’individu pour en investir l’association. « Si sublime que soit le génie d’un artiste, mille liens le rattachent toujours à la société qui l’entoure », et Wagner a pu dire en ce sens que « l’individu isolé ne saurait rien inventer, mais peut seulement s’approprier une invention commune. » Il n’a point cessé non plus de protester contre l’emploi courant, et, à son avis, trop commode, du mot de génie, pour désigner une force de création artistique qui lui paraissait plutôt collective qu’individuelle. Il n’admettait point qu’on considérât l’artiste comme un prodige tombé du ciel. Il ne voyait en lui que « la floraison d’une puissance collective, floraison capable de produire à son tour des germes nouveaux[2]. »

Rien de plus conforme que de telles théories aux pures traditions de l’esprit allemand. Coopération de tous les arts à l’œuvre d’art, origine et fin sociale de l’art, toutes ces idées se rencontrent déjà chez les philosophes, les critiques et les poètes antérieurs au maître de Bayreuth. M. Chamberlain, et avant lui M. Édouard Rod[3], ont pu les signaler dans le Laocoon de Lessing aussi bien que dans l’Esthétique de Hegel, dans la Causerie sur Alceste de Herder et dans la Correspondance de Schiller et de Goethe. Schiller, préoccupé de la désagrégation, et, comme il disait, de « l’émiettement individuel », espérait de l’art seul une restauration de l’unité humaine. Quant à la formule wagnérienne : « Le peuple, force efficiente de l’œuvre d’art », elle semble contenue à l’avance dans cette pensée de Gœthe : « C’est l’ensemble des hommes qui seul peut connaître la nature, et lui seul peut vivre ce qu’il y a dans la vie de purement humain[4]. »

« Ce qu’il y a de purement humain. » Autrement dit ce qu’il y a de plus général, de plus indépendant de tout accident et de toute particularité, de toute contingence et de toute formule historique ou locale, « ce qui exprime l’essence de l’humanité comme telle » ; cela seul est pour Wagner élément et matière d’art. Dès lors l’opéra wagnérien ne pouvait être nécessairement

  1. M. H. S. Chamberlain.
  2. Id.
  3. Wagner et l’esthétique allemande.
  4. M. H. S. Chamberlain.