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opposa enfin son premier chef-d’œuvre national et populaire, le Freischutz. Aux cantates de cour et de salon, aux nobles récitatifs, aux vocalises des virtuoses répondit le lied allemand, et le grand maître que fut Schubert n’estima point indignes de son génie les petits et les humbles : le pâtre, le chasseur, « la belle meunière », la fileuse au rouet, le postillon sonnant du cor et le pécheur de truites au bord de l’eau.

Sans constituer jamais un genre populaire, le grand opéra français, de la Muette à l’Africaine, accorda pourtant en ses chefs-d’œuvre quelque chose à la foule. Le nombre augmenta des personnages mis en scène ; soucieux des sentimens généraux et des passions de la multitude, les Rossini, les Halévy, les Meyerbeer donnèrent plus d’importance aux chœurs, aux ensembles, et de Guillaume Tell ou de la Juive, des Huguenots ou du Prophète, les beautés qu’on pourrait appeler sociologiques ne furent peut-être pas les moindres beautés.

Hors du théâtre même et dans l’ordre de la musique pure s’opéraient des changemens analogues. Le génie complexe d’un Berlioz enrichissait démesurément l’orchestre, organe de la symphonie. Soit qu’il créât de nouveaux timbres en modifiant pour ainsi dire les lois de relation entre les familles instrumentales ; soit qu’il accrût — en des proportions quelquefois exorbitantes — la valeur numérique des unités sonores, Berlioz apparaissait comme l’un des deux grands maîtres modernes, par qui sur le principe individuel, le principe collectif allait l’emporter.

De ces deux maîtres, le second fut Richard Wagner. Il transporta la symphonie au théâtre. En ses œuvres, et plus encore en son esthétique, Wagner se flatta d’être le plus sociologique des musiciens. Ici même, un de ses profonds commentateurs l’a fait voir[1]. L’art, selon Wagner, est sociologique d’abord en ce sens, qu’il est ou doit être une association de tous les arts. La poésie, la peinture, l’architecture, la plastique (cette sculpture animée) doivent concourir, avec la musique, à la réalisation de l’œuvre d’art wagnérienne, et ce n’est point assurément par la musique seule que cet homme a été grand.

Il y a plus, et l’un des principes fondamentaux de la doctrine de Wagner, c’est que l’art vient du peuple et doit retourner à lui. Tout art supérieur est nécessairement « un art général, collectif, répondant à des besoins artistiques communs[2]. » Un chapitre de l’Œuvre d’art de l’avenir porte ces mots en

  1. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1893 : la Doctrine esthétique de Richard Wagner, par M. Houston Stewart Chamberlain.
  2. M. H. S. Chamberlain.