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qu’il établit, en le mettant sous le couvert d’un impôt général sur les valeurs mobilières, françaises et étrangères. Après avoir posé le principe de cet impôt, il se demande pourquoi la rente seule y échapperait, et il conclut qu’elle ne doit pas le faire. Le détour est peut-être ingénieux, mais c’est un détour un peu trop visible. Voilà ce que tout le monde se dit à la Chambre et au Sénat, même parmi ceux que des considérations politiques amèneront à voter l’impôt sur la Rente. Si le ministère Méline était renversé sur cette question, on verrait presque inévitablement revenir les radicaux, et ils auraient cette fois une force beaucoup plus grande pour faire passer leur impôt général sur le revenu. Ils auraient la force qu’un parti retire de l’impuissance constatée du parti adverse et de l’avortement de ses projets. Ah ! si la Chambre arrivait à la conviction qu’on s’est trompé, qu’il n’y a rien à faire, ou du moins rien d’important, ni de profond, pour réformer notre système fiscal ; si elle se rendait compte de la valeur intrinsèque de ce système, le meilleur à nos yeux qui soit au monde ; si elle revenait à cette parfaite sagesse dont elle s’est trop éloignée, tout serait pour le mieux. Mais cela n’est pas présumable. Quelque désagréable que soit le calice que nous tend M. Cochery, il faudra sans doute le vider, car on aperçoit tout à côté M. Doumer avec un autre calice encore plus amer et beaucoup plus grand. C’est là ce qui désarme, ou du moins ce qui affaiblit les modérés dans l’opposition qu’ils auraient pu faire, et à laquelle beaucoup d’entre eux ont renoncé. Les radicaux et les socialistes leur ont appris comment on soutient un ministère : cette leçon de dure discipline n’a pas été tout à fait perdue.

Si M. Léon Say ne nous avait pas été enlevé, l’impôt sur la Rente n’aurait pas eu de plus ardent ni de plus éloquent antagoniste que lui. On se rappelle les études qu’il a publiées ici même sur cette question qui le passionnait[1]. Mais il n’est plus. Au regret que nous cause sa perte s’ajoute en ce moment celui que nous inspire la mort de M. Jules Simon. Ce n’est pas dans une chronique qu’on peut tracer de M. Jules Simon un portrait digne de lui. Si d’ailleurs nous étions tenté de le faire nous craindrions, sur plus d’un point, de dire les mêmes choses que M. Etienne Lamy dans un article sur le gouvernement de la Défense nationale qu’on peut lire en tête de cette livraison même de la Revue, et de les dire moins bien. Nous ne pouvons cependant pas laisser disparaître M. Jules Simon sans rappeler d’un mot sa longue existence de travail ininterrompu, de dévouement aux plus nobles causes, et de désintéressement absolu.

Pendant toute sa vie, il a défendu la liberté ; il y croyait en philosophe, il a voulu la pratiquer en homme politique ; et il a tout sacrifié à cette préoccupation chez lui dominante, même sa popularité, qui, en

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1894.