arrivées de son temps et dont on connaissait autour d’elle les acteurs. C’est ici qu’on voit que tout change, jusqu’à la manière dont un galant homme fait la cour à une grande dame. Quand elle nous conte, dans sa quatrième nouvelle, la « Téméraire entreprise d’un gentilhomme contre une princesse de Flandres, » c’est elle-même que Marguerite met en scène et elle ne fait que déguiser légèrement un épisode de sa vie, du temps qu’elle était duchesse d’Alençon et que Bonnivet brûlait d’amour pour elle. Donc celui-ci avait invité le roi et les princesses à passer quelques jours dans ses terres ; pour lui il se logea au-dessous « de celle qu’il aimait plus que lui-même » et fit pratiquer dans le plancher une trappe recouverte et dissimulée par des nattes. La nuit, « il se coula par cette trappelle en la ruelle du lit de la dame qui commençait à dormir. » Marguerite, réveillée en sursaut, lit bonne défense, se débattit, mordit, gifla, griffa, cria au secours, « et le gentilhomme, voyant qu’il estoit descouvert, eut si grand paour d’être congneu de la dame, que le plus tôt qu’il put redescendit à sa chambre, le visage tout sanglant des coups et des égratignures qu’il avait reçus. » Marguerite ne lui fit pas par la suite plus mauvaise mine que par le passé, et continua de le tenir en estime. Il n’avait pas dépassé la mesure permise à un gentilhomme rendu entreprenant par l’amour. Les usages depuis se sont modifiés ; à l’heure qu’il est, ce procédé sentirait sa mauvaise compagnie.
De même que les mœurs étaient différentes, on supportait alors une liberté de langage dont témoigneraient assez les œuvres des prédicateurs. À ce point de vue, le style de Marguerite marquerait plutôt un progrès, un acheminement vers l’art de dire les choses en termes honnêtes. Nous trouvons ici pour la première fois le sentiment des convenances, un effort pour tout indiquer avec discrétion et délicatesse. Notons enfin qu’il n’y a chez la reine de Navarre aucun libertinage d’imagination ; elle ne prend pas plaisir à traîner notre pensée sur certains tableaux ; elle n’y met pas « d’esprit » ; il n’y a dans les plus hardis de ses contes pas trace de la hideuse grivoiserie. Les contemporains ne s’y trompèrent pas et ne songèrent pas à se scandaliser. Aussi, quand nous rangeons l’Heptaméron dans la même catégorie que les fabliaux du moyen âge, que les contes du XVIIIe siècle ou que tels livres de nos jours, commettons-nous un violent anachronisme. Les intentions que nous y croyons découvrir, c’est nous qui les y mettons. L’effet actuel de cette lecture vient du changement de l’optique. Grâce au progrès du goût, tels sujets ne relèvent plus aujourd’hui que d’une littérature spéciale destinée à remuer chez des lecteurs, de toute condition d’ailleurs et de tout rang, les instincts les plus bas. L’Heptaméron est le livre d’une honnête femme, mais d’une honnête femme du XVIe siècle, d’un temps où la politesse n’était pas encore