Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/945

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les auteurs mystiques du moyen âge, parmi lesquels on croit pouvoir nommer sainte Catherine de Sienne. Elle est familière avec la pensée de Dante comme avec celle de Platon.

De là sa théorie de l’amour. Elle l’expose tout au long dans l’Heptaméron, entre la nouvelle des deux amans qui, pour n’avoir pu s’appartenir, entrèrent en religion, et celle du gentilhomme qui longtemps épris d’une dame cessa de l’aimer, du jour qu’il la trouva dans les bras d’un palefrenier. Au surplus elle est revenue maintes fois sur le même sujet et en des termes presque identiques. Elle refuse de confondre avec l’amour ce qui n’est que le caprice, l’échange de deux fantaisies, l’effet de l’ardeur des sens, tout commerce d’où l’idéal est banni. L’amour digne de ce nom s’attache à quelque perfection, beauté, bonté ou bonne grâce. Il n’est, à vrai dire, que le mouvement de l’âme tendant vers la perfection. « L’âme qui n’est créée que pour retourner à son souverain bien, ne faict, tant quelle est dedans ce corps, que désirer d’y parvenir. Mais à cause que les sens, par lesquels elle en peut avoir nouvelles, sont obscurs et charnels par le péché du premier père, ils ne lui peuvent monstrer que les choses visibles plus approchantes de la perfection, après quoy l’âme court, cuydans trouver en une beauté extérieure, en une grâce visible et aux vertus morales, la souveraine beauté, grâce et vertu. » Cette aspiration est, de toute nécessité et toujours, déçue ; elle aboutit à nous faire constater ce qu’il y a d’incomplet dans toute affection qui a la créature pour objet ; cela mène à faire de Dieu la fin comme le principe de l’amour. Ainsi les affections humaines ne suffisent pas à remplir le cœur, mais elles sont un acheminement indispensable à qui veut s’élever jusqu’aux derniers degrés de l’échelle mystique. Elles sont la préface et l’introduction au véritable amour. « Jamais homme n’aymera parfaictement Dieu, qu’il n’ait parfaitement aymé quelque créature en ce monde. » L’amour est divin, de sa nature ; c’est lui qui emporte l’âme jusqu’aux pieds du trône de Dieu.

À cette conception de l’amour répond chez Marguerite l’angoisse devant le problème de la mort. Cette énigme de la séparation de l’âme et du corps ne la laissait pas en repos. Comme on lui parlait de la béatitude éternelle : « Tout cela est vrai, dit-elle, mais nous demeurons si longtemps morts sous la terre avant que venir là ! » Brantôme conte à ce sujet une anecdote étrange et significative : « Une de ses filles de chambre qu’elle aimoit fort estant près de la mort, elle la voulut veoir mourir ; et tant qu’elle fut aux abois et au pommeau de la mort, elle ne bougea d’auprès d’elle, la regardant si fixement au visage que jamais elle n’en osta le regard jusques après sa mort. Aucunes de ses dames plus privées lui demandèrent à quoy elle amusoit tant sa veue sur cette créature trespassant. Elle respondit qu’ayant ouy tant discourir à tant de sçavans docteurs que l’âme et l’esprit