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de longues et pénibles négociations se conclure pour sa fille Jeanne d’Albret un mariage qu’elle désapprouve. Elle souffre, tant de la conduite politique de Henri d’Albret qui essaie de traiter avec Charles-Quint, que des infidélités de ce mari trop jeune et trop aimé. Elle est humiliée par l’attitude plus que froide de Henri II à son égard, inquiète même pour sa situation financière. Ajoutez qu’elle assiste depuis quelque temps à un redoublement de persécution religieuse et quelle est cruellement déçue dans ce rêve de tolérance qu’elle avait fait. Mais la douleur qui prime toutes les autres est celle que lui cause la perte de ce frère pour qui elle avait poussé l’affection jusqu’à l’adoration et jusqu’au culte. Elle s’enferme au monastère de Tusson, où pour lors elle se trouvait, et y passe quatre mois dans une retraite « la plus austère qu’on eût su voir », n’interrompant ses méditations que pour aller à l’église s’agenouiller sur les dalles du chœur ou chanter avec les religieuses. Depuis, elle erre de ville en ville, promenant son deuil de Nérac à Mont-de-Marsan, de Lyon à Pau, sans plus nulle part retrouver le calme, pareille à un vaisseau désemparé et se comparant elle-même au « navire loing du vray port assablé. » Un même regret occupe sa pensée. Une même image est présente à son souvenir. Elle est partout dans les vers que dicte Marguerite à cette époque, dans la Comédie sur le trespas du Roy à quatre personnages, dans le poème intitulé bizarrement le Navire, sorte de « consolation » où le roi défunt apparaît à sa sœur et s’efforce de la consoler. C’est elle encore qui clôt le long poème des Prisons de la reine de Navarre. Image singulièrement différente de la réalité, mais vue à travers la douleur, épurée, spiritualisée, éclairée comme d’une lumière surnaturelle. Car à mesure qu’elle se sent plus près du terme, Marguerite devient insensible aux intérêts d’ici-bas, s’attache de toute son âme aux espérances de la vie future, adhère de toutes ses forces aux dogmes de la foi catholique qui a toujours été la sienne. Par-là elle ne dément pas sa vie précédente, mais elle en dégage plutôt la signification. C’est ce qu’il peut y avoir intérêt à montrer.

On se fait, encore aujourd’hui, du caractère de Marguerite de Navarre, ainsi que de son rôle littéraire, une idée fausse. On se la représente ordinairement sous les traits d’une princesse instruite, spirituelle, élégante, capable au besoin de traiter avec adresse, courage et décision les plus grandes affaires, mais d’ailleurs, comme une duchesse d’Etampes ou une Diane de Poitiers, libre en ses propos, d’esprit léger, de mœurs faciles et même galantes. C’est la légende, mais une légende que des recherches dont les résultats sont acquis à l’histoire n’ont pas suffi à détruire. Car sans doute le vrai a en soi une force d’expansion qui lui est essentielle ; mais de son côté la légende a une vertu merveilleuse pour couvrir, cacher et enfin étouffer la vérité.

Comment s’est formée la légende de Marguerite ? Il n’est pas très