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donnent ces fâcheuses apparences. Mon cœur et mon esprit m’avaient incliné vers la bienveillance dès mes plus tendres années… Venu au monde avec une âme ardente, un tempérament sensible, et fait en un mot pour les relations de la société, j’ai été contraint de bonne heure à m’enfermer dans l’isolement, à passer mon existence dans la solitude et la retraite… Il n’est plus possible au malheureux de se distraire dans la société des hommes, de prendre part à leurs conversations élevées, à leurs épanchemens. Seul ! toujours seul ! à moins qu’une impérieuse nécessité ne me force à sortir de mon isolement, je passe ma vie dans la solitude comme un proscrit, et si le hasard me conduit au milieu des hommes, tout aussitôt je me sens saisi d’une anxiété mortelle en pensant que je m’expose à dévoiler les secrets de ma surdité… O mon Dieu ! Ton regard de là-haut pénètre dans les profondeurs de mon âme ; tu connais mon cœur et tu sais, n’est-ce pas, qu’il ne respire que l’amour des hommes et le désir du bien[1]. »

Encore plus que le « testament de Heiligenstadt » l’œuvre entier de Beethoven respire ce désir et cet amour. Extérieurement séparé de l’humanité, Beethoven a recréé l’humanité au dedans de lui-même, et participant en quelque sorte de la toute-puissance divine, il a participé aussi de la toute-bonté. Pour comprendre les chefs-d’œuvre de Beethoven, il faut les interpréter largement. Soit, par exemple, la Symphonie héroïque. Sans doute elle fut consacrée à la gloire d’un héros, et sur la première page on sait que Beethoven avait inscrit le nom de Bonaparte. On sait également qu’en apprenant le couronnement de l’empereur, il effaça le nom, pour lui déshonoré. Reprenant son chef-d’œuvre à un seul héros, que désormais il n’en jugeait plus digne, il le rendit à tous ; à toute l’humanité héroïque il reporta son hommage sublime, un instant égaré. Telle était bien la véritable vocation de la symphonie. Elle dépasse en effet et déborde un sujet ou un modèle unique, celui-ci fût-il un des plus grands parmi les hommes. Guerrière sans doute, elle n’est pas seulement guerrière. Certes elle est l’épopée musicale de ceux « qui ont parcouru le monde moins par leurs pas que par leurs victoires » ; elle l’est aussi de ceux-là, qui le parcourent « par leurs victoires moins que par leurs bienfaits[2]. » Que dis-je, la Symphonie héroïque a quelque chose de plus général encore : elle célèbre et glorifie les victoires plus humbles, plus obscures et tout intérieures. Bien de ce qui est grand, de ce qui est beau dans l’ordre de la volonté et de la conscience ne lui est étranger.

  1. Cité par Victor Wilder dans son livre : Beethoven. Paris, Charpentier.
  2. Bossuet.