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cathédrales géantes qui se construiraient sous nos yeux, le Kyrie, le Gloria, le Credo de la Messe en si mineur ou l’épilogue de la Passion selon saint Matthieu, alors, oh ! alors il faut bien reconnaître que toute prière et toute piété, toute allégresse et toute peine, toute foi, toute espérance et tout amour sont contenus dans ces pages, et qu’il n’y a de chefs-d’œuvre souverains que ceux qui sont, pour ainsi dire, capables de toute l’humanité.

A son tour ne fut-il pas largement humain, le Haydn des Saisons, le maître souriant et parfois sublime ? Il eut beau vivre aux gages des princes, il était du peuple et ne l’oubliait pas. L’un des premiers, il prit par la main la muse allemande pour la conduire hors du sanctuaire, où Bach l’avait tenue enfermée. Il lui montra les champs, les prairies, les bois, et de la vierge sacrée il fit l’amie de ces paysans qu’il aimait lui-même : chasseurs, laboureurs et vignerons. Ce n’est pas tout, et par Haydn, l’idéal sociologique de la musique a été changé. A la fugue, cette forme rigoureuse de l’association, il substitua la forme plus libérale de la symphonie, et c’est ainsi qu’il est le précurseur de Beethoven : de Beethoven plus que de Mozart, car Mozart ne fut pour ainsi dire pas annoncé ni suivi. Mozart est une fleur miraculeuse et solitaire. Son âme n’est pas la symphonialis anima du moyen âge. Que ce soit un air des Noces ou de Don Juan, l’appel de Suzanne sous les marronniers ou la plainte de Doña Elvire à son balcon ; que ce soit le largo du quintette avec clarinette ou le souriant début de la symphonie en sol mineur, toute mélodie de Mozart semble moins la confidente ou l’interprète d’une foule, d’une élite même, que d’un être, d’un seul, et qui serait exquis. Le génie de Mozart a pour essence, au lieu du nombre, l’unité, et c’est par-là peut-être qu’il a mérité le plus d’être appelé divin.

Beethoven au contraire est sublime par la pluralité. La symphonie de Beethoven est la plus magnifique représentation, la plus riche en même temps que la plus harmonieuse, la plus libre et la plus réglée à la fois, que la musique ait jamais donnée de la vie universelle. L’idéal de Beethoven a presque toujours quelque chose de sociologique ou de social ; la beauté suprême et comme le fond de son œuvre est une immense sympathie. Vivant, on l’accusait de misanthropie, d’orgueil solitaire et farouche. Mort, il a été justifié. On a su qu’il ne cherchait la solitude que pour y cacher comme une honte l’infirmité qui le désespérait. « O vous ! a-t-il écrit dans le douloureux « testament de Heiligenstadt », ô vous qui me croyez plein de fiel et de haine, vous qui me faites passer pour misanthrope, combien vous m’accusez injustement ! Vous ne connaissez pas les raisons secrètes qui me