Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/923

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

instructif, c’est médiocrement peint ; la dernière constatation est, de toutes, la plus fâcheuse. On voit quelques figures enlevées d’une brosse assez franche, dans un ton vigoureux, chez un voisin de M. Béroud qui, comme lui, a eu son idée. L’idée de M. Trigoulet, toutefois, est plus simple, et procède de la Danse des Morts ; seulement, de notre temps, si les vivans rechignent toujours à s’en aller, ils ne dansent plus comme au moyen âge ; c’est au pas, à la file, qu’ils se traînent vers une grosse tête monumentale, vague et menaçante dans l’ombre, tête de Sphinx ensablé changée en tête de mort. Si M. Trigoulet, qui a un tempérament de peintre, avait donné à toutes ses figures l’accent qu’il a mis dans quelques-unes, notamment dans le mendiant du premier plan, il eût fait un bon tableau. M. Jean Veber exerce, lui, notoirement, la profession, périlleuse pour un peintre, d’avoir des idées bizarres, mais, du moins, il l’exerce en peintre. L’Homme aux poupées n’est qu’un fou ; l’artiste ne l’est pas. C’est d’une main assez vive qu’il exhibe un détraqué déjà mûr, romantique ou décadent, exsangue et distingué en son habit noir, tenant conversation intime avec une marionnette de poète lauré d’or dont il presse le ventre, tandis que d’autres marionnettes, dont il connaît déjà le vide, saintes ou déesses, jonchent son divan et son tapis. L’enseignement moral de cette allégorie, en tout cas le morceau capital c’est l’insolente nudité d’une grande fille qui s’étale, jambes ouvertes, près de notre rêveur de chimères, sans qu’il daigne y jeter les yeux. Revanche, appel, ironie de la réalité méprisée ? Mystère. La peinture est bien menée, grasse, savoureuse : on a le temps d’approfondir.

Au sortir de tant de philosophie, il fait bon de se rasséréner par la vue d’une œuvre saine, simple et puissante. Nous en avons au moins une devant laquelle on peut, sans crainte, s’attarder. C’est le Christ mort de M. Henner. Cet admirable peintre, si libre dans ses partis pris, si varié dans ses monotonies, se plaît, comme tous les grands artistes, à répéter les mêmes sujets, parce qu’il les trouve plus riches à mesure qu’il les approfondit, parce que son interprétation réalisée lui semble toujours inférieure à son interprétation rêvée. Il a déjà peint plusieurs Christs, nus et blancs, ainsi étendus sur la pierre froide du tombeau ; il en peindra peut-être d’autres encore. Nous doutons, jusqu’à preuve contraire, qu’il se surpasse désormais. Ce n’est pas seulement par la beauté plastique et pittoresque, par l’ampleur puissante et sûre de la forme, par l’accord grave et exquis des blancheurs dans l’ombre que sa maîtrise enchante nos yeux. Cette fois le peintre ému se montre, dans un chef-d’œuvre, l’égal du savant