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pour respirer, suffoquées d’émotion. Telle était sa popularité à Rome, que les nobles et les cardinaux se virent une fois chassés d’une de ses représentations par le peuple, qui fit irruption dans le palais des Jésuites. Ses concerts devinrent de petits champs de bataille. Quand le peuple n’avait pu réussir à y pénétrer, il se groupait autour du palais pour tâcher de saisir quelques accens de la représentation. »

Ce n’est pas seulement de la salle de spectacle ou de concert, c’est de l’art lui-même que le peuple alors était banni. Il en était banni partout. En Allemagne, le génie populaire et national semblait reculer devant l’invasion du génie aristocratique italien. La musique, ou du moins l’opéra, n’y était guère encore qu’un article d’importation. Et puis la guerre de Trente ans avait été trop rude. « Nous avions, écrit un Allemand d’aujourd’hui, nous avions eu à combattre trop durement avec les nécessités de la vie, et les classes dirigeantes de notre peuple… étaient devenues si étrangères aux masses, que celles-ci pendant des siècles ne purent avoir la moindre part à la culture, au goût, aux satisfactions esthétiques des classes supérieures, séparées d’elles par un abîme infranchissable[1]. » Et cependant pour ces masses, pour ces foules misérables, aux plus mauvais jours de leur misère, un consolateur était né. Ne fut-il pas contemporain de la longue guerre, cet admirable Heinrich Schütz, dont un chef-d’œuvre au moins, la Symphonia sacra : Venite ad me, omnes qui laboratis ! est un chef-d’œuvre de tendresse et de pitié infinie ? Mais quand il vint parmi les siens, les siens, hélas ! ne pouvaient le connaître : ils souffraient trop, les temps étaient trop douloureux, et cette grande voix s’éleva dans un désert et parmi des ruines.

Il fallut un siècle pour que sous les robustes mains de Hændel et de Bach la musique s’élargît magnifiquement. Au principe italien de l’individualisme s’opposa, dans la fugue d’abord, en attendant que ce fût dans la symphonie, le principe allemand de la pluralité. Chez Bach et Hændel, les plus belles pages sont peut-être les plus représentatives du nombre et de la multitude. On voit assez, pour peu qu’on y songe, et nous n’y insisterons pas, ce qu’il y a de sociologique, d’universel et d’unanime dans l’Alléluia du Messie, par exemple, en ce cantique ou plutôt ce cri de joie éclatant de toutes parts et comme aux quatre coins du monde. Et quand les doubles chœurs de Bach, à quatre parties chacun, déploient à travers l’espace le prodigieux appareil de leurs polyphonies ; quand s’édifient devant nous, semblables à des

  1. M. Max Nordau, Dégénérescence.