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tourmentes ou convulsés, grimpent, en se bousculant, gesticulant, vociférant, les uns par-dessus les autres, et forment une sorte de pyramide vivante, grouillante et confuse, dont le sommet lance quelques bras tendus vers deux fantômes vaguement dorés qui scintillent dans le brouillard des nues. Au fond, les toitures et les tuyaux fumans de la grande ville ; en bas, un cimetière dans lequel sont déjà tombées quelques victimes de cette effroyable bousculade. L’œil est d’abord troublé par une incertitude : sur quel genre de support se hisse, pour tenter l’escalade, cette foule enfiévrée ? Escalier, charpentes, maçonnerie ? En fait, c’est une sorte d’avancée de terrain qui surplombe et forme cap ; on ne le voit pas tout de suite ; or, rien n’est si nécessaire que la vraisemblance des apparences pour assurer la vraisemblance d’un rêve. Cette première inquiétude ne se trouve guère consolée par le jeu des colorations, qui est monotone et sourd. Peut-on, il est vrai, s’étonner que le noir domine, le noir affreux de nos enveloppes, dans ce groupe de sombres figures ? Pourtant, il y a noir et noir, comme Pont su les habiles coloristes, et le noir de M. Rochegrosse n’est pas seulement triste, il est terne. Ce sont là, je crois, les deux erreurs qui ont empêché quelques personnes de reconnaître d’abord, dans la composition nouvelle de cet ingénieux chercheur, des qualités remarquables. Les figures sont clairement et puissamment groupées dans cet enchevêtrement mouvementé, la plupart des têtes, ravagées et dévastées par toutes les souffrances des aspirations chimériques, soifs de jouissances, soifs de gloire, soifs d’amour, sont peintes avec une vigueur de pinceau et une force d’expression qu’on ne trouverait point dans les toiles antérieures de l’artiste. M. Rochegrosse n’a jamais concentré, sur une de ses conceptions, plus de conscience et plus de science, plus d’émotions et plus de talent, et l’on s’aperçoit bien, plus loin, des mérites de l’Angoisse humaine lorsqu’on la compare avec les autres peintures où l’on traite aussi de matières philosophiques, sociales, humanitaires.

La plus vaste de toutes, l’une des moins remplies, est celle de M. Pelez qui s’intitule tout bonnement l’Humanité. Ne soyez pas effrayé par la grandeur du mot ; l’idée est petite. Dans l’allée d’un square parisien, devant un talus de gazon, sont rangés, à la suite, quelques types connus de la pauvreté et de la vanité contemporaines : ouvriers sans travail, prolétaires invalides, mères de famille déguenillées, nourrices mercenaires, bébés richement emmitouflés, bourgeoises endimanchées et catins qui végètent silencieusement, ou tapageuses, se toisant avec mépris ; auprès d’un gros rentier qui ronfle sur sa chaise, un miséreux debout, aux