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les chants que sous des cieux moins sombres une élite heureuse avait chantés.

Moins sociologique peut-être que l’homophonie du plain-chant, la polyphonie vocale des Gallo-Belges et des Italiens le fut autrement ; elle aussi exista par le peuple et pour lui. L’élément populaire envahit de plus en plus la musique. Jusqu’aux réformes du concile de Trente, les offices liturgiques se chantent couramment sur des thèmes de danse, de guerre, quand ce n’est pas d’amour ou de cabaret. La musique profane, elle aussi, s’inspire du peuple ; c’est à lui qu’au XVIe siècle elle demande la vérité et la vie. Notre Clément Jannequin s’ingénie à reproduire les cris de Paris ; il imite le caquet des commères, le fracas de la bataille ou le bruit de la chasse. En Allemagne, Eckard représente le tumulte de la place Saint-Marc, et l’Italien Strigio compose : « Le bavardage des femmes au lavoir », cicalamento delle donne al bucato[1].

Non seulement par les thèmes qu’elle emprunte et par les sujets qu’elle traite, mais par sa constitution et sa nature même, la musique de cette époque est profondément sociologique. Comme nous le remarquions un jour ici même à propos de Palestrina[2], la polyphonie vocale ne fut pas un art individuel, encore moins égoïste, mais au contraire un art véritablement catholique, c’est-à-dire universel et en quelque sorte unanime. Tandis que toute autre musique — le plain-chant naturellement excepté — semble admettre avec le solo, avec la prééminence d’une partie ou d’une voix, telle ou telle interprétation personnelle et privilégiée de la pensée, l’art palestinien ne tolère aucune distinction ni prérogative. En lui tout est commun, nulle voix ne domine ou ne dédaigne les autres ; l’orgueil et le sens propre s’effacent, et voilà comment, — si l’on nous permet de nous citer nous-même, — « la polyphonie palestrinienne est l’une des plus admirables expressions par la musique, non seulement de la foi, mais de la charité. »

Puis la Renaissance vint. Elle vint plus tardive pour la musique que pour les autres arts, mais elle ne vint pas différente. Au principe de l’association et du nombre, elle substitua partout le principe de l’individualisme, et la musique qui, depuis longtemps, ainsi que l’homme même, n’existait plus que sous la forme collective, reparut sous la forme particulière et individuelle. Le récitatif d’abord, et puis, et surtout, la mélodie, retrouvée et comme créée à nouveau par le génie italien, se dégagea du

  1. Sur ces œuvres diverses, et notamment sur la dernière, on trouve de curioux détails dans l’intéressante Histoire de l’opéra en Europe avant Lulli et Scarlatti de M. Romain Rolland ; Paris, 1895, Ernest Thorin.
  2. Voir la Revue du 15 octobre 1894.