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C’est pourquoi, afin de mieux assurer la conservation du matériel et le contrôle du personnel, le négus a institué grand maître de l’artillerie le bégironde Baltcha, déjà intendant général et gardien des trésors impériaux, homme de confiance et prédisposé à l’économie. Un « eunuque ! » disait-on dans l’état-major italien, en faisant des gorges chaudes[1]. Ménélik s’est servi de son embryon d’artillerie dans le blocus de Makalé, et il a pu constater que ses pièces étaient de trop petit calibre pour faire brèche dans des fortifications sérieuses. Aussi, dans les sièges qu’il entreprend, remplace-t-il la grosse artillerie par la patience, — et la mine par la famine.

En réalité, et cela se comprend, les Abyssins sont de pauvres artilleurs, mais si leur personnel reste médiocre, l’infériorité de leur matériel a disparu depuis la bataille d’Adoua. En effet, dans cette terrible journée, ils se sont emparés de toute l’artillerie du général Baratieri, soit environ 82 pièces. Une simple énumération nous révélera la valeur de ce glorieux butin. Le matériel d’artillerie affecté à l’armée italienne d’opérations, fabriqué à Turin, comprenait trois sortes de bouches à feu, transportables à dos de mulet : 1° Soixante-deux canons de 7 cent, de montagne, armant 9 batteries européennes à 6 pièces et 2 batteries indigènes à 4 pièces ; 2° Huit mortiers de 9 cent, réunis en une seule batterie ; 3° Douze canons à tir rapide, formant 2 batteries de 6 pièces. Or, tout ce matériel est resté au pouvoir de Ménélik avec caissons et outillage, chargés à des de mulets, ainsi qu’un parc, également chargé sur animaux de bât, mais cela, il faut le dire à l’honneur des vaincus, après la mort des officiers tombés à leur poste, en accomplissant leur devoir. Actuellement, le négus possède donc plus de cent pièces de montagne, de modèles divers, mais récens, avec un approvisionnement respectable ; et, sans doute, ni le temps, ni les moyens, ni surtout la bonne volonté, ne lui manqueront pour instruire de nouveaux canonniers.

Il se montre en effet fanatique de son artillerie et assiste parfois à des écoles à feu. Il porte une attention soutenue aux questions d’armement, et il éprouve un vif plaisir à montrer à ses tributaires les engins, armes, machines ou explosifs nouvellement importés d’Europe. C’est ainsi que, voulant une fois frapper l’esprit de Tekla-Haymanot, roi de Godjam, sorte de géant, doué de plus de vaillance que de savoir, il fit sauter devant lui, à la dynamite, des blocs de rochers qui obstruaient un torrent, voisin de la capitale. Naturellement, le vassal, ahuri par les effets

  1. M. Gaston Vanderhoym confirme que le bégironde Baltcha joint à tous ses titres celui d’eunuque.