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français se débarrassa de ses fusils Gras, comme devenus surannés, les agens du négus en achetèrent plusieurs milliers à un armurier parisien adjudicataire, les firent embarquer dans un port étranger et parvenir au Choa.

De ce qui précède et d’après les dires d’un témoin, l’officier russe Léontieff, il résulte que, à l’époque de sa rupture avec l’Italie, Ménélik disposait de 200 000 fusils y compris ceux d’anciens modèles. Sur ce chiffre les armes rayées et à tir rapide montaient au moins à 65 000. Les Italiens le savaient[1].


L’armement des troupes de Ménélik a donné lieu, au-delà des Alpes, à des attaques passionnées contre la France. On a réussi à égarer l’opinion publique en lui donnant à entendre que cet armement avait été procuré par le gouvernement français et que le négus avait même reçu beaucoup de Lebel. Comme on l’a vu plus haut, Ménélik a acquis nombre de fusils réformés en France. Mais le fait remonte loin, avant la guerre, et l’administration, en les cédant, avait exigé leur sortie du territoire ; elle ne pouvait donc se préoccuper, ni des reventes ni des destinations. Du reste, le gouvernement français n’aurait su empêcher personne de vendre du matériel de guerre à l’Ethiopie, vu que cet État a été admis à la conférence de Bruxelles, sur la demande même de l’Italie, qui, à cette occasion, a fait reconnaître au négus-negesti le droit au commerce des armes. On s’en souvient, en 1890, M. Crispi voulait faire croire au monde entier que Ménélik était son protégé. A cet effet, il insista auprès du souverain africain pour qu’il chargeât l’Italie de le représenter à Bruxelles, ce qui eut lieu. Et alors, le baron de Renzis, plénipotentiaire du roi Humbert, signa la convention non seulement pour l’Italie, mais aussi pour l’Ethiopie. Si des marchands français ont profité des clauses de la convention de Bruxelles, la faute en est à M. Crispi et non au gouvernement de la République. En effet, pour faire cesser le commerce des armes, il suffisait de déclarer officiellement la guerre à l’Ethiopie et d’en notifier la déclaration aux puissances. Mais cette mesure ne cadrait pas avec les vues du cabinet italien qui considérait Ménélik comme un rebelle, indigne d’être traité en belligérant.

Les négocians français exerçaient donc un droit, incontestable sur le terrain diplomatique, en introduisant des armes au Choa, par la voie de Djibouti. Cela est d’autant plus vrai que M. Crispi, nonobstant sa connaissance du fait, ne s’en est jamais plaint, ni à Paris, ni à l’ambassadeur de la République française à Rome.

  1. La Rivista Militare ilaliana a donné ce nombre en mars 1896.