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que dans la musique, l’être, l’homme semblable ou supérieur à nous vive actuellement et réellement près de nous ; derrière son œuvre c’est lui qui nous appelle et nous attire ; c’est vers lui que nous emporte, à lui que nous attache une sympathie et une tendresse, que la vie, et la vie personnelle, peut seule inspirer à la vie.

Enfin l’émotion esthétique est sociale parce qu’elle nous fait sympathiser avec les êtres représentés par l’artiste. — Mais la musique est-elle donc capable de représenter des êtres ? Pour la musique chantée, cela ne fait aucun doute. Il est certain que la musique de théâtre, ou de chant seulement, est créatrice d’âmes, et que les personnages d’un opéra, pourvu que cet opéra soit d’un grand musicien, existent par les sons. Par les sons plus que par les mots, et chez les héros de Wagner lui-même, si grand poète qu’il ait été quelquefois, c’est toujours la vie musicale qui l’emporte. De la dernière scène de la Valkyrie, par exemple, ce qu’on pourrait enlever avec le moindre dommage pour la beauté dramatique et morale, n’est-ce pas évidemment les paroles ? Ailleurs, aux confins opposés de l’art, imaginez Chérubin disant, au lieu de le chanter, le Voi che sapete. Que deviendront la rêverie, la langueur et l’émoi ? Qu’il chante au contraire sans rien dire, et du sentiment, du caractère, de la vie enfin, rien ou presque rien ne sera perdu.

Quant à la musique instrumentale, il est vrai qu’elle ne représente pas des êtres individuels, animés de tel ou tel sentiment. Mais, plus largement efficace, et regagnant en étendue ce qu’elle perd en précision, elle représente le sentiment lui-même, impersonnel et pour ainsi dire en soi ; quelque chose enfin qui, dans l’ordre de la sensibilité, correspond à ce que l’idée générale est dans l’ordre de la raison. Et par cette correspondance on peut comprendre quelle est, au point de vue sociologique, la grandeur de la musique pure. On a dit excellemment : « C’est par les idées générales que nous communiquons les uns avec les autres, et en ce sens, il faut convenir qu’elles sont le lien de la société. Nos idées particulières nous divisent ; nos idées générales nous rapprochent et nous réunissent… Nos idées particulières, c’est nous, c’est ce qu’il y a de plus individuel et par conséquent de plus excentrique en nous ; mais nos idées générales, c’est ce qu’il y a de vraiment humain en nous et par conséquent c’est en nous ce qu’il y a de vraiment social[1]. » Tout cela n’est pas moins vrai des sentimens généraux que des idées générales.

  1. Voir la Revue du 15 février 1895.