haute bohème d’alors. Tout ce qui touchait de près ou de loin aux lettres se rassemblait autour de la jeune romancière, dont la renommée grandissait sans cesse, et les coryphées de la littérature du temps, des hommes comme Almquist, Lindegren, Blanche, Crusenstolpe, Bidderstad, von Braun, Kiellman-Göranson, la regardaient comme l’Egérie de leur bande et venaient chez elle faire assaut d’esprit. Elle leur a survécu à tous. On n’a qu’à lire ses Souvenirs de la vie d’un écrivain, pour voir toutes ces figures revivre en pleine lumière. Emilie Carlén venait d’atteindre sa quatre-vingt-cinquième année lorsqu’elle mourut, en 1892. Son premier roman avait paru en 1838, son dernier en 1888. Durant ces cinquante ans de vie littéraire, elle a produit plus de quarante romans, sans parler de sa collaboration aux revues et au journal illustré qu’elle dirigea pendant longtemps de concert avec son mari.
Il y a donc toute une génération en Suède qui, à l’heure qu’il est, ne lit probablement plus guère de romans, mais qui a grandi dans l’admiration des romans d’Emilie Carlén. Ces romans ont exercé ainsi une influence considérable sur le mouvement littéraire suédois. Avec eux le roman a fait un pas de plus et un pas décisif vers l’observation directe de la vie. Il n’y a, en effet, presque aucun de ses romans, lesquels sont du reste de valeur très inégale, qui ne soit fondé sur des faits réels. C’est même le cas pour celui d’entre eux dont la donnée semble le plus invraisemblable, la Rose de Tistelö. Cette histoire de contrebandiers vivant sur une île de la côte, amenant par leurs signaux perfides le naufrage du navire garde-côte envoyé à leur poursuite, assassinant les officiers qui le commandaient, et, après plusieurs années d’impunité, dénoncés enfin à la justice par le radotage du plus jeune des meurtriers, un enfant devenu idiot à la suite des émotions de cette nuit terrible : tout cela était fondé sur un procès qui s’était déroulé à Strömstad et avait tenu en émoi pendant longtemps la petite ville natale d’Emilie Carlén.
Dans Jeux d’ombres et Un négociant du littoral, elle rappelle des événemens de famille et fait revivre des types bien connus dans le petit monde de Strömstad et de la côte occidentale de la Suède. L’épisode de Un an de mariage reposait sur des événemens arrivés dans un château aristocratique de Smäland où l’auteur avait été souvent reçue. D’après nature aussi, Une nuit à Bullersjö, qui souleva, au moment de son apparition, des critiques violentes, à cause de la peinture qu’y faisait Emilie Carlén de l’hypocrisie du monde piétiste. Après la mort de son premier mari, le docteur Flygare, la jeune veuve avait eu à souffrir