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de ses diatribes, attaqué la personne du roi Charles XIV (Bernadotte), il se vit, de par les dispositions d’une loi surannée, mais légalement en vigueur, condamné à mort pour crime de lèse-majesté et de haute trahison. La flagrante disproportion entre la nature du délit et la sévérité de la peine, causa en Suède une vive émotion, et le roi répondit au sentiment public en commuant la peine de mort en celle de huit mois de prison. Mais Lindeberg ne l’entendait pas ainsi. Il réclama l’application intégrale des lois en vigueur, ne voulant rien devoir à la clémence royale. Le ridicule de la situation suffit pour mettre les rieurs de son côté, et parmi ceux-ci le roi lui-même. On dut proclamer une amnistie générale pour tous les crimes politiques, afin de pouvoir faire sortir de prison le condamné embarrassant tout en satisfaisant à la loi. Inutile d’ajouter que la loi ainsi appliquée ne tarda pas à être modifiée.

Mais le roman, tel que nous l’entendons aujourd’hui, n’apparaît véritablement en Suède qu’avec la triade féminine de Fréderica Bremer, d’Emilie Carlén et de Sophie von Knorring.

Emilie Carlén raconte dans ses Mémoires qu’étant allée porter son premier ouvrage à Fréderica Bremer, alors en pleine possession de sa renommée, celle-ci lui demanda si elle avait lu Strauss, et comment elle traitait, dans ses œuvres, l’opposition de la foi et du libre examen. Emilie lui répondit qu’elle n’avait pas remarqué que les marins de la côte, ou les paysans du Smaland, fussent préoccupés de cette opposition, et qu’elle ne parlait dans ses œuvres que de ce qu’elle avait elle-même observé. Cette question et cette réponse résument bien les tendances respectives des deux romancières.

Dans son œuvre, qui est l’épopée de la vie domestique, Fréderica Bremer a mis un mélange très habile de finesse et de grâce, d’enjouement et de sensibilité. Profondément religieuse, mais troublée par ce léger scepticisme qui tourmentait la société de son temps, elle a traduit les inquiétudes de l’âme naïvement croyante devant les doutes qu’éveillaient les vulgarisations de certaines théories scientifiques. Elle répondait par-là à un besoin du moment. Ce trouble de l’âme qu’elle prête à ses personnages, ce malaise du doute inconscient demandant à être éclairé et craignant de l’être, tout cela trouvait un écho, en Suède, dans l’esprit d’une classe nombreuse jusque-là indifférente au branle-bas du scepticisme philosophique. Par ce côté le roman de Fréderica Bremer se rapprochait beaucoup du roman anglais et allemand de la même époque ; et c’est ce qui explique son grand succès en Allemagne et en Angleterre, où il devint aussi populaire qu’en