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doute « est un effet de l’art », d’un art sublime et dont nous sommes aujourd’hui plus touchés, plus émus que de celui de Haendel. C’est le désordre pourtant. Au lieu de la hiérarchie, c’est l’indépendance, presque l’anarchie. C’est en tout cas une représentation sociale et un idéal sociologique en opposition absolue avec celui que tout à l’heure nous avons essayé de définir.

Trois élémens ou trois facteurs, disait Guyau, constituent le caractère social de l’émotion esthétique. Il semble bien que tous trois coexistent aussi dans l’émotion musicale et lui donnent également ce caractère.

Le premier élément est la reconnaissance des objets par hi mémoire. Aucun art, plus que la musique, ne procure à l’esprit cette satisfaction et cette jouissance à la sensibilité. La musique, en général, ne nous présente rien, qu’ensuite et constamment elle ne nous représente. « Il est plus doux, comme dit le Chœur des vieillards à Perdican, il est plus doux de retrouver ce qu’on aime que d’embrasser un nouveau-né. » En musique on ne fait que retrouver ce qu’on aime ; tout reparaît sans cesse et la loi du retour est l’universelle loi. Ce retour, si l’œuvre est belle, ne sera jamais une redite, encore moins un recul : un progrès au contraire et un accroissement, une promotion de la forme ou de l’idée musicale à une vie de plus en plus riche et de plus en plus haute. Il y aura retour néanmoins, et dans une fugue de Bach, dans une symphonie de Beethoven, dans les pages finales d’une Valkyrie ou d’un Parsifal, il n’est pas de beauté supérieure à celle qu’un philosophe appelait, je crois, et qu’un musicien pourrait appeler également la beauté de l’identité retrouvée.

D’après Guyau, l’émotion esthétique est sociale encore parce qu’elle nous fait sympathiser avec l’auteur de l’œuvre. Or avec aucun artiste, le poète et surtout l’orateur excepté, nous ne sympathisons comme avec le musicien. Avec aucun autre nous ne lions une aussi facile, une aussi étroite société. Plus que le peintre, le sculpteur ou l’architecte, nous trouvons le musicien dans son œuvre ; celle-ci nous le révèle et nous le livre, et du style musical autant que du style littéraire on peut dire qu’il est l’homme même. Par la musique, la personnalité du musicien s’affirme non moins qu’elle se communique, et le génie d’un Mozart ou d’un Beethoven est ce qu’il y a de plus individuel et de plus général à la fois. Dans la sonate ou la symphonie, c’est la voix même du musicien qui nous parle. Cette voix, qui frappe à nos oreilles, il nous est impossible de la croire éteinte, morte, tandis que nous savons raidie et glacée la main qui peignit ce tableau, sculpta ce marbre ou dressa le plan de cet édifice. Il semble donc