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reparaît au siècle suivant dans l’opéra-comique. Hors de France, il ne meurt pas non plus. Bach a traité de mille manières — toutes admirables — les chorals de la liturgie luthérienne. Or les chorals se rattachent étroitement à la chanson ; plusieurs d’entre eux ne sont que des airs profanes du XVIe siècle, qui, changeant de rythme, d’accent, et associés à des paroles pieuses, ont ainsi trouvé leur forme définitive. Maître de chapelle du prince Esterhazy, dont la résidence d’Eisenstadt était peu éloignée du pays de langue croate, Haydn n’a pas manqué d’introduire dans ses œuvres plus d’une mélodie de ce pays. L’une d’elles, quelque peu modifiée, est même devenue le fameux hymne autrichien[1]. Des mélodies hongroises figurent également dans mainte symphonie du maître. Le Mozart de la Flûte enchantée (surtout pour le rôle de Papageno) s’est inspiré de la musique viennoise, et Beethoven, en certains quatuors, a fait usage de thèmes russes. Le rôle du ranz, ou plutôt des ranz des vaches, dans le Guillaume Tell de Rossini, est beaucoup plus considérable qu’on ne le croit d’ordinaire[2]. Personne du moins n’ignore quel parti le Mendelssohn de la Reformation-Symphonie et le Meyerbeer des Huguenots ont tiré du choral de Luther : Eine feste Burg. Weber et Schubert ont été de grands musiciens du peuple ; plus grands à cet égard que Wagner lui-même. Aujourd’hui c’est l’art populaire, au plus noble sens du mot, que représente un maître tel que M. Grieg, et l’usage des thèmes nationaux est resté depuis Glinka l’un des principes les plus constans et les plus féconds de l’école russe.

Ainsi, tout le long de l’histoire, se côtoient et parfois se croisent le génie individuel et le génie de la foule. L’un prête à l’autre ce qu’il a de plus simple, de plus vrai, de plus pur. Il lui confie sa pensée encore mal définie, ses passions vagues, ses désirs et ses rêves ; il apporte ses humbles joies et ses obscures douleurs. De ces matériaux primitifs et sacrés, l’autre génie, le génie personnel, compose les œuvres d’art supérieures et définitives. Il choisit et il développe ; il ordonne et il organise ; il élève l’instinct jusqu’à la conscience et fortifie le sentiment par la raison. En un mot il rend au centuple ce qu’il a reçu, et par cette communication constante, par ce perpétuel échange de services et de bienfaits, l’idéal sociologique se réalise, car la solidarité s’établit entre l’élite et le nombre, entre les grands hommes et l’humanité.

  1. Voir à ce sujet un article du Dr H. Reimann dans l’Allgemeine Musik-Zeitung du 13 octobre 1893.
  2. Voyez De la mélodie populaire dans le « Guillaume Tell » de Rossini, par M. E. van der Straeten.