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et notamment en ce fait incontestable, que la musique est l’art populaire entre tous. Il existe une musique populaire, tandis qu’une peinture, une sculpture, une architecture populaire, n’existent pas. La musique est le seul art auquel participe, dans une certaine mesure, le génie impersonnel et l’âme anonyme de la foule. Pourquoi ? Parce que, suivant la formule heureuse d’Emile Hennequin, « la perception des sentimens dans leur mode auditif est plus commune que dans leur mode optique. » Plus commune, parce qu’elle est plus facile et plus à la portée de tous. Qui sait, disait Musset invoquant la musique,


Qui sait ce qu’un enfant peut entendre et peut dire
Dans tes soupirs divins nés de l’air qu’il respire !


Il avait raison, et pour faire œuvre musicale, il ne faut parfois qu’un souffle, respiré par une poitrine d’enfant.

La musique en outre est le seul art qui soit associé, ou susceptible de l’être, à la plupart des actes de notre vie collective ou sociale. La musique nous suit de la naissance à la mort. Elle chante près du berceau ; elle chante encore devant la tombe. On sait comment elle se mêle à la religion et à la guerre, à la danse et aux banquets, à toutes les solennités et à toutes les fêtes. Il y aura toujours des chansons de table ; il y avait naguère des « chansons de lit ». À la plus élémentaire mais à la plus essentielle des relations sociales, — c’est l’amour que je veux dire, — la musique ne demeure point étrangère. Loin d’effaroucher les amans, elle les enivre davantage. Ils le savent bien, et c’est pour cela que souvent ils l’appellent. « Si la musique est l’aliment de l’amour, jouez toujours, donnez-m’en avec excès… Encore cet air, il avait une telle chute mourante ! Oh ! il arrivait à mon oreille comme le doux vent du sud qui souffle sur un banc de violettes, dérobant et donnant à la fois des parfums. » Ainsi parle, j’allais dire ainsi chante Orsino, le beau prince énamouré, dans le Soir des Rois de Shakspeare.

À la vie des humbles encore plus que des grands, la musique est unie. C’est le savetier, et non le financier, qui « chantait du matin jusqu’au soir », et de tous ceux qui travaillent et qui peinent, la musique toujours se fit la compagne et la consolatrice. Elle préside, elle aide aux rudes journées, à celle de l’ouvrier comme à celle du paysan. Toute œuvre de la terre s’accomplit en chantant. Chansons de labour et de semailles, chansons de la cueillette et de la moisson, belles et libres « chansons à grand vent ! » Chansons des lavandières et des fileuses, chansons du rouet, chansons des fléaux battant l’aire et rythmant la danse