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musique crée des liens mystérieux ? Interprète de sympathie el de mutuelle tendresse, sans que le troupeau, ni peut-être le pâtre sache l’entendre, elle dit l’humble vie vécue ensemble contre le sein de la commune mère. Entre l’homme et les créatures inférieures, entre ce maître et ces serviteurs, elle établit ou rétablit ainsi des rapports bienveillans, presque fraternels. Elle étend le règne de la charité et de l’amour, et d’un François d’Assise, du saint qui rachetait les agneaux et les nommait ses frères, l’âme peut chanter quelquefois sur les lèvres d’un berger.

Par la musique nous communiquons, je dirais presque nous communions avec la nature elle-même. La nature est la grande musicienne, et qui la regarderait sans l’écouter, risquerait de ne la point comprendre toute. Si l’écho n’est plus la voix de la nymphe pleurant le bel adolescent qu’elle aimait et qui n’aimait que lui-même, il est encore une voix pourtant : celle des bois, des rochers, des eaux, de toutes ces grandes choses qui, muettes, nous seraient étrangères, mais qui nous deviennent amies dès que nous leur parlons et qu’elles nous répondent. Oui, par ses harmonies autant que par ses spectacles la nature nous est associée et mêle un peu de son âme obscure à notre âme.


O flots, que vous savez de lugubres histoires !
…..
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous.


Il n’est pas besoin d’être poète pour sentir que le vent gémit, que la source rit ou pleure, et quand Mme de Sévigné appelait le rossignol une feuille qui chante, elle savait bien qu’on doute parfois si ce sont les feuilles qui chantent, ou les oiseaux. Il y a dans l’Artésienne une page où je trouve un exemple admirable de la sympathie, de la solidarité universelle que peut créer la musique. C’est le soir, au bord d’un étang de Camargue. Sur l’épaule de Balthazar, Frédéri vient de reposer longtemps sa pauvre tête déjà plus qu’à demi égarée. Le vieillard et l’enfant ont souffert, pleuré ensemble. Ils s’en vont ; on entend là-bas d’invisibles bergers rappeler leurs bêtes ; la scène reste vide et l’orchestre seul fait courir un frisson sur les roseaux. Alors tout s’enveloppe de mélancolie. Tout, jusqu’à ces pâtres, à ces troupeaux que nous ne voyons pas, jusqu’à l’étang, jusqu’à l’immense plaine, tout s’attriste d’une commune tristesse, et quelques accords suffisent pour établir entre les hommes, les animaux et les choses même, l’unanimité de l’inquiétude et de la douleur.

La nature sociologique de la musique apparaît encore ailleurs,