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de s’exprimer d’une manière qui lui fût intelligible, avec une entière liberté et une pleine indépendance des lois logiques de la pensée… Le développement moderne de la musique a répondu à un besoin profondément senti de l’humanité, et malgré l’obscurité de sa langue selon les lois de la logique, elle se fait nécessairement comprendre de l’homme avec une puissance victorieuse que ces mêmes lois ne connaissent pas[1]. »

Agissant ainsi sur la sensibilité, ce sont des rapports de sensibilité que la musique établira toujours. N’ayons pas d’autre prétention pour elle. Si nous l’entraînions hors de son domaine, elle trouverait des musiciens même pour l’y ramoner. On connaît le mot de Grétry. Un de ses amis prétendait que la musique peut tout exprimer. « J’en demeurerai d’accord, répondit l’auteur de Richard Cœur de Lion, si dans le restaurant où nous allons entrer vous réussissez à commander votre dîner en musique. » Grétry avait raison : la musique ne dit pas tout, et l’on ne demandera jamais du pain en musique. Mais l’homme ne vit pas seulement de pain, et voici la contre-partie nécessaire de l’anecdote de Grétry. Beethoven, dit-on, alla voir un jour une mère dont le fils était mort. Elle vint à sa rencontre ; mais lui, se détournant, se mit au piano sans mot dire. Il joua longtemps, et quand il eut achevé, toujours silencieux, il sortit. La musique avait accompli ce jour-là sa plus haute mission sociale : mieux que ne l’eût fait le langage même, elle avait compati, peut-être consolé.

Non seulement entre les hommes, mais entre l’homme et les animaux, entre les animaux eux-mêmes, la musique établit des rapports, assez vagues sans doute, que seule pourtant elle est apte à créer. L’animal ne perçoit du langage que les élémens musicaux : le timbre, la hauteur, l’intensité du son. L’intonation et non le sens de nos discours, affectueux ou sévères, le réjouit ou l’attriste ; il n’obéit pas à la parole, mais à la voix. Aux instrumens eux-mêmes, les bêtes ne sont pas insensibles. Le serpent du charmeur écoute, comprend peut-être ce que soupire la flûte de roseau, et le clairon sonnant la charge fait battre à l’unisson le cœur du cheval et celui du cavalier. Le ranz des vaches est le plus connu, mais non le seul exemple de l’effet sociologique de la musique sur les animaux. Quand le taureau du cirque a refusé obstinément le combat, on envoie vers lui des bœufs portant une clochette au cou, et la clochette, encore mieux que la vue de ses compagnons, la clochette, par le souvenir et l’espérance de la prairie, attire hors de l’enceinte L’animal qui n’a pas voulu mourir. Enfin entre le pâtre et son troupeau qui douterait que la

  1. Cité par M. J. Combarieu ; op. cit.