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communauté des sentimens. Il possède donc un merveilleux pouvoir d’unifier, et, pour ainsi dire, de socialiser ; car en nous il n’est rien d’aussi particulier, d’aussi individuel que la sensibilité. Par elle encore plus que par l’intelligence nous différons les uns des autres ; par elle chacun de nous est le plus irréductible et le plus inconciliable. Et parce que nous ne possédons rien d’aussi personnel que notre sensibilité, nous n’estimons rien non plus aussi précieux. Elle est nous à ce point, qu’elle nous semble quelque chose même de supérieur à nous, et mon amour, dit très bien Guyau, « mon amour est plus vivant et plus vrai que moi-même. » Aussi est-ce à leur sensibilité que les hommes ont coutume de faire les plus grands sacrifices, et jusqu’à celui de la vie. C’est de la sensibilité, — je prends le mot dans la plus forte, la plus noble acception, — de la sensibilité non moins que de l’intelligence, que le martyre est l’héroïque effort. Les raisons des grands cœurs sont généralement de celles que la raison ne connaît pas. Oui meurt pour sa foi ne meurt peut-être pas tant pour ce qu’elle contient de croyance et de certitude, que pour ce qu’elle renferme d’amour. Mais que parlons-nous de mourir ? L’humanité vit encore plus, j’entends de la vie supérieure, par les sentimens partagés que par les idées communes. Pour quelques hommes, et pour tous les hommes, il importe moins de penser que de sentir pareillement ; savoir les mêmes choses ne suffit point : il faut les aimer. La solution du problème social serait dans la fraternité non pas des esprits, mais des âmes, et si l’on a justement dénoncé la banqueroute de la science, c’est que la science, qui nous rassemble tous par l’intelligence, est impuissante à lier seulement deux d’entre nous par le cœur.

Ainsi l’art est un agent sociologique incomparable, ou comparable à la seule religion, parce qu’il agit comme elle sur la sensibilité. Ainsi la beauté peut être, plus que la vérité même, créatrice d’unanimité. On prend la foule et on la conduit par les passions encore mieux que par les idées, par l’émotion plutôt que par l’évidence. Quelle démonstration mathématique excitera dans une assemblée l’enthousiasme que soulève une symphonie ou seulement léchant d’une voix humaine ? Quel savant fut jamais acclamé comme un ténor ? Il arrive même que la science emprunte à l’esthétique certains mots dont elle aime à se parer. On dira que la solution d’un problème est « élégante », et Guyau nous propose comme un « beau » spectacle, celui « d’une intelligence suivant une direction, se proposant un but, faisant effort pour y arriver, écartant les obstacles ; d’une volonté, et, qui plus est, d’une volonté humaine, avec laquelle nous sympathisons, dont nous aimons la lutte, les efforts, le triomphe. Il y a quelque chose