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sauveur. Mais si Trochu ne remportait pas la victoire attendue, ni ses efforts, ni ses mérites, ni ses vertus ne seraient comptés pour rien ; avec lui et vaincues par ses revers de soldat, les idées sages qu’il aurait voulu servir tomberaient dans un discrédit croissant, et s’il n’était le sauveur de la France, il en devait devenir l’homme le plus impopulaire. Malheur à ceux dont on a espéré l’impossible quand ils ne le réalisent pas ! Or, cruauté dernière du destin, tant que Trochu avait eu foi au succès de plans précis, et que, pour les exécuter, des forces étaient prêtes, le pouvoir d’agir lui avait manqué : et ce pouvoir lui advenait le jour où l’achèvement des désastres prévus par lui avait détruit jusqu’à la chance de combinaisons nouvelles. Il avait résumé sa pensée militaire quand, prenant possession de la présidence, il avait dit à ses collègues : « Messieurs, nous allons tenter une héroïque folie. » Il avait prévu son propre sort quand avant de se rendre à l’Hôtel de ville, il avait dit à sa femme, compagne de ses pensées comme de sa vie : « La voie douloureuse commence pour nous. »

A qui tente une folie héroïque le premier héroïsme n’est-il pas de ne pas la juger une folie ? Aux œuvres désespérées surtout la foi n’est-elle pas nécessaire ? Pourquoi le général, ne croyant pas au succès de la défense, accepta-t-il de la diriger ? Comment, si son courage ne redoutait pas pour lui-même la voie douloureuse, sa conscience ne lui conseilla-t-elle pas de laisser à la France, sous la conduite d’un autre chef, la chance de chemins plus heureux ?

Parmi les hommes qui connaissaient la guerre et que la nation connaissait, personne à ce moment ne se leva en prophète de victoire. L’énergie pessimiste de Trochu ne fut donc pas mise en demeure de céder le commandement à une vaillance plus confiante. Mais constater ce fait n’est pas expliquer toute la résolution du général : un chef se fût-il rencontré pour promettre des revanches, Trochu ne lui aurait pas davantage cédé, et c’est surtout par crainte de laisser la place à un tel homme qu’il la prit. Le passé lui donnait le droit de croire que nul de sa profession et de son temps ne s’entendait davantage à la conduite des affaires militaires. Les circonstances étaient nombreuses, et quelques-unes mémorables, où ses idées et ses prévisions avaient heurté les préjugés communs et soulevé dans l’armée des oppositions presque unanimes. Qu’à Sébastopol il indiquât les points vulnérables de la place et déconseillât un assaut prématuré ; qu’après la guerre de 1866 il annonçât la décadence des vieilles institutions et conclût à la nécessité pour la France de prévenir, par