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Et la révolution de 1870 éclatait à l’heure opportune pour porter à son apogée le destin de cet homme. Tandis que les moins insuffisans de ses collègues perdaient avec le parlement le théâtre naturel de leurs aptitudes, apportaient à la révolution des qualités trop délicates pour être goûtées de la foule, n’avaient pas encore achevé la formation de leur mérite, ou étaient déjà sur leur déclin, Gambetta se trouvait élevé aux affaires dans la jeunesse d’une réputation déjà faite. La révolution le transportait hors de l’édifice où son éloquence, vue de trop près, s’adressant à trop peu d’hommes et trop cultivés, eût paru démesurée et se fût elle-même sentie à l’étroit. La révolution lui donnait la place publique pour laquelle sa voix était prête et la foule, c’est-à-dire l’auditoire qu’il était fait pour séduire et qui était fait pour l’inspirer.

Quelle république allait-il servir ? Par ses dons les plus hauts, il aspirait à un gouvernement de liberté et de justice, car aux sommets de l’intelligence est assise la générosité : c’est elle qui répand sur l’éloquence les plus grandes inspirations, et le sentiment de l’art suffirait à attacher un grand orateur à une politique de principes. Mais Gambetta ne tenait à ces principes que par la rhétorique, et, comme sa philosophie n’était que doute, ses nobles instincts flottaient sur ses incertitudes. Conscient de sa force et pressé de l’exercer, il avait mêlé à ses revendications en faveur de l’indépendance publique plus d’un sophisme de parti et de dictature. Ses amitiés n’étaient pas plus décisives que ses paroles. Ses attractions de goût étaient pour les partisans d’un régime sage, et ses liens politiques avec les chefs du parti jacobin. L’incertitude sur ses desseins achevait d’attacher à lui les républicains de toute école. Chacun prétendant le mieux connaître, les libéraux lui pardonnaient ses déclarations violentes comme la tactique d’une guerre, maintenant finie, contre l’empire ; les jacobins comptaient sur l’engrenage du pouvoir, des difficultés et des oppositions, pour porter cet homme autoritaire et plein de soi vers la dictature. La France regardait ce jeune Hercule arrêté à l’embranchement des deux chemins. Quelque voie qu’il choisît, il entraînerait sur ses pas une grande partie de la nation. Car elle espérait et croyait en ce nouveau venu : elle espérait et croyait par cette raison qui souvent précède les autres et supplée à toutes les autres, elle aimait. Et la révolution avait célébré les fiançailles de la multitude et d’un tribun.


Un autre pourtant possédait à lui seul plus de prestige que Gambetta et tous ses collègues ensemble : c’était le général