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liberté de l’esprit et embarrassent celle de la conduite. Obligé de se servir des idées, puisqu’elles sont le plus puissant moyen d’agir sur les hommes, il s’approvisionnait de celles qui avaient cours, comme d’une monnaie nécessaire pour acquérir l’influence, et en les émettant, il n’avait pas plus d’attache à elles qu’un acheteur n’a de fidélité aux souverains dont l’effigie est gravée sur ses pièces.

Par suite, loin que son énergie fût capable de donner une direction à la politique, et de mettre sur le gouvernail la main tenace et inflexible d’un grand volontaire, il avait pour unique dessein de mettre sa vigueur au service des passions régnantes. Cet homme de volonté, abandonnant au hasard des circonstances et de la foule ce qu’il devait vouloir, condamnait sa vie aux contradictions. Il avait commencé sa renommée en combattant dans une brochure, dont le titre eut du succès[1], le régime d’exception imposé à Paris. Pour obtenir son siège législatif, il s’était dit partisan d’un « État faible », et de libertés absolues pour les citoyens. Il allait commencer ses métamorphoses en devenant le successeur de M. Haussmann à ces fonctions qu’il venait la veille de dénoncer au ridicule et de déclarer funestes ; flatter la démagogie parisienne jusqu’aux heures où, assiégé dans l’Hôtel de ville, il déploierait contre elle un courage subit et éclatant ; après la paix et la Commune, funestes au parti révolutionnaire, devenir le lieutenant de M. Thiers et de la république sage, en attendant que revenu aux affaires au lendemain du 16 Mai, il s’associât avec obstination à toute la violence des haines antireligieuses et par son plus grand acte, ses lois d’enseignement, prétendît accroître jusqu’au monopole les droits de l’Etat. Enfin lorsque après avoir commis ce mal pour asseoir définitivement son influence sur le parti avancé, il devint, par un mystère de punition et de justice, l’horreur de la faction révolutionnaire, il rêva de tourner au profit de son ambition le désenchantement des modérés, et se présenta comme le champion de l’ordre, sans comprendre que son passé avait élevé entre les hommes d’ordre et lui d’immatérielles, mais infranchissables barrières. Et c’est alors que, tout le cercle de ses contradictions étant parcouru, et leur leçon étant complète, sa vie sache va. Il était au 4 septembre l’homme qu’il devait rester jusqu’au bout. Il allait rendre stériles pour l’Etat des qualités précieuses, et comme amoindrir l’importance de la plus noble, sa vaillance, par la médiocrité des causes auxquelles il se donnait. Sa force n’était ni dans sa pensée, ni dans sa conscience, elle n’était que dans son

  1. « Les Comptes fantastiques d’Haussmann. »