Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/742

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mauvaises chances des entreprises impériales, avaient fait de lui comme un prophète de malheur. La chute de l’empire enlevait à ses facultés leur emploi. Son vrai et rare mérite l’ut de ne pas s’en découvrir de nouvelles, de ne pas s’enfler, de ne pas croire qu’une intelligence ouverte, une existence respectable, un long attachement à la république, suffisent pour le destiner aux grands rôles. Il ne songeait qu’à rendre des services modestes avec simplicité.


Glais-Bizoin avait fait sa réputation dans le métier de plaisant, qu’on prétend fort difficile. Glais-Bizoin l’avait simplifié ; son art était d’interrompre, et, quoi qu’il hasardât, excitait le rire. Quand le comique n’était pas dans l’interruption, il était dans l’interrupteur, dans ce petit homme décharné, aux os saillans sous la peau jaune et ridée, à la malice enfouie en de petits yeux perçans et fiévreux, et, pour tout dire, aux airs de vieux singe qui, même quand il ne joue pas de méchans tours, semble les méditer. Il valait mieux que sa figure. Il ne manquait pas de bon sens, mêlé de bizarreries ; il avait de l’énergie, mais par accès et saccades ; de la ténacité, surtout quand il se trompait ; et dans le zèle qu’il apportait aux petites choses, il oubliait les grandes. D’ailleurs cet homme qui se moquait de tout avait le tort de se prendre au sérieux. Celui qui avait joué le rôle de bouffon n’était pas fait pour celui de sauveur.


Comparé à eux, Jules Favre semblait presque un grand homme. Lui, du moins, excellait en quelque chose, était un maître de la parole, et cette parole, coulant avec l’abondance régulière d’un grand fleuve, avait plus que toute autre soulevé sur ses ondes et entraîné contre l’empire l’opinion publique. Il apportait au gouvernement, du patriotisme, du courage, des idées générales et certaines portions de caractère. Mais on ne se fait pas impunément d’un art l’habitude d’une vie et comme une seconde nature : en lui l’intelligence même et jusqu’aux vertus étaient oratoires. Sa raison était ouverte aux vérités qui s’expriment en nobles accens, son cœur aspirait à l’héroïsme qui se dresse en belles attitudes, trouve les cris sublimes, et accepte la mort comme la catastrophe dernière d’une tragédie immortelle. Mais, prêt à donner son sang pour la France et pour la république, il ne possédait aucune expérience, aucune divination des moyens ni des hommes qui pouvaient aider ses desseins généreux. Il eût fallu des armes et une main de fer, il n’avait que sa voix : une voix pour persuader à la Prusse la générosité et à la démagogie la sagesse ! C’était Orphée affrontant les fureurs de Thrace avec une lyre. Sentimental et